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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/121

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LA MORT DE TALLEYRAND.

L’heure du dîner arriva. Il y avait vingt personnes à table. Bientôt la conversation s’anima ; mais jugez de ma surprise : je m’attendais sans doute à la trouver toujours convenable, elle fut constamment, de plus, toute religieuse, je dirai même tout ecclésiastique. M. de Talleyrand parla beaucoup des sermons et des prédicateurs actuels : il cita plusieurs beaux passages, plusieurs belles paroles des prédicateurs qu’il avait écoutés dans sa jeunesse. C’était la première fois que je l’entendais et que je le voyais de si près. Je l’observais avec une certaine curiosité, et, je le répète, sans aucun embarras. Je remarquai surtout avec quel à-propos, et quelle finesse d’esprit, et quelle grâce, il citait.

On parla de Mgr l’archevêque de Paris, des œuvres de charité auxquelles il dévouait sa vie et prodiguait le peu qui lui restait de fortune. « Personne n’est plus généreux que M. l’archevêque, dit le prince ; mais surtout, ajouta-t-il avec une expression très prononcée, personne ne sait mieux donner que lui. » Je ne pouvais qu’applaudira de telles paroles.

À cette occasion, il fit les réflexions, les plus curieuses pour moi, sur l’Angleterre et sur la manière dont on y fait ou plutôt dont on n’y fait pas la charité. « C’est une chose, disait-il, qu’ignorent les Anglais ; le fond même de leur caractère, qui est chacun pour soi et que ne corrige pas la sécheresse du protestantisme, les rend insensibles aux misères du prochain. »

À la fin du dîner, la conversation s’éleva. Il parla longtemps seul, et je fus étonné, je l’avoue, de la franchise et de l’énergie avec lesquelles il flétrit le XIXe siècle, « époque de mépris pour toute autorité. » Il s’éleva contre les « insensés » qui attaquent l’idée religieuse. Il dit encore : « Triste temps que le nôtre où plus rien n’est respecté ! « Nous étions, je le répète, vingt personnes quand il parlait ainsi…

Le dîner fini, nous le précédâmes dans son salon ; M. de Talleyrand y entra le dernier. Il paraît que c’était assez son habitude. Il demeurait dans la salle à manger quelque temps après tout le monde, puis rentrait lentement, appuyé sur le bras de sa jeune nièce ou de quelqu’un de ses petits-neveux, qui allaient à sa rencontre. Il reprit bientôt sa place et aussi la conversation qui, pendant une heure, fut très animée. On ne parla que de Saint-Sulpice, du séminaire, des anciens sulpiciens qui avaient été ses maîtres, des plus forts théologiens de cette société et de ce temps, de M. Emery spécialement, dont il louait, avec