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mais non de la vaincre, ni de la tuer. La princesse de Clèves triomphera-t-elle des périls qui la menacent ? Se rendra-t-elle maîtresse de l’amour fatal qu’elle sent grandir en elle ? Cette question est résolue d’avance, car la princesse de Clèves n’est pas seulement une héroïne de cour, elle porte dans son esprit et dans son cœur ce haut spiritualisme philosophique et chrétien qui anime la grande littérature du siècle classique. La Princesse de Clèves n’est pas seulement un roman de Cour, mais encore un roman religieux et philosophique, et pour lui donner un nom plus précis, c’est le roman du cartésianisme. Roman tout pénétré du génie et de la morale de Descartes. C’est donc Descartes lui-même que je charge de définir la princesse de Clèves ; car elle représente ce qu’il appelle dans sa théorie des passions, l’Ame généreuse.


II

Nous avons parlé du roman de Cour dans la Princesse de Clèves. Occupons-nous maintenant du roman cartésien. Oublions que la princesse de Clèves est une princesse, et ne voyons plus en elle que l’Ame généreuse.

Dans la seconde moitié du xviie siècle la philosophie de Descartes, mort en 1650, après avoir eu de la peine à se faire accepter, se vit en possession d’une immense influence. Non seulement les disciples en titre de Descartes sont nombreux et son école florissante ; mais ses idées gagnent de proche en proche, pénètrent, se répandent partout. Les grands théologiens de l’époque les acceptent ; Bossuet, Fénelon, Arnaud, quelques dissentimens qu’il y eût entre eux, relèvent également de Descartes et l’empreinte de son génie est partout visible dans leurs écrits. Mais non seulement le cartésianisme envahit les écoles, l’église, les ordres religieux, la magistrature, la science, il s’en va frapper à la porte des salons et il en est accueilli. Les gens du monde s’occupent de Descartes, le discutent avec passion, prennent parti pour ou contre lui, et quelques-uns épousent ses principes avec toute l’ardeur de l’enthousiasme. Et vraiment que la société fît bon accueil à Descartes, c’était justice ; car le premier, il avait appris à la philosophie à parler la langue du monde, à parler français. Descartes n’était pas un écolâtre,