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a grandi, et les circonstances ont travaillé pour elle. Tout cela est développé par l’auteur avec une finesse d’analyse qui n’a jamais été surpassée, qui peut-être n’a jamais été égalée. Mais enfin les yeux de notre héroïne se sont ouverts. Elle voit le danger. Elle le voit bien mieux encore, depuis que sa mère lui a adressé ses exhortations avant de mourir. Et maintenant sa mère n’est plus, cette mère si tendre, si attentive, providence visible qui veillait sur elle et la couvrait de ses ailes. Elle reste seule, ne dépendant plus que d’elle-même ; mais le sentiment d’être seul à répondre de soi fortifie encore les âmes fortes. Elle rentre en elle-même, elle se recueille, elle se décide à combattre et à vaincre, et elle passe en revue les ressources dont elle peut disposer dans cette lutte décisive. Faisons cet examen avec elle.

D’abord la princesse de Clèves est une âme profondément vraie ; elle a cette sincérité parfaite qui s’appelle la candeur. Mais on ne peut lui appliquer le mot de Fénelon, que les âmes pleines de candeur sont d’ordinaire plus simples dans le bien que précautionnées contre le mal. Elle a horreur de tout sophisme, et elle est habile à les démêler ; car elle a été élevée par une mère qui, au lieu de la retenir dans une ignorance dangereuse du monde, lui a enseigné de bonne heure à le voir tel qu’il est. Aussi connaît-elle les effets et les périls des passions avant même d’en avoir fait l’expérience. Et en vraie cartésienne, elle sait que le plus grand danger des passions, c’est de nous faire porter sur toutes choses des jugemens obscurs et incertains. Elle se le dit en se servant des expressions mêmes de Descartes, et elle se tient en garde contre cet obscurcissement du jugement que produisent les agitations de son cœur. Voilà ce que la passion dit, pense-t-elle, la passion ment, ne la croyons pas.

Ensuite en cartésienne, elle n’a garde d’idéaliser les sentimens qui l’entraînent. Elle ne répète pas avec tant d’autres héroïnes que ce sentiment est une flamme divine, un coup du ciel ; que depuis qu’elle aime, elle se sent meilleure, plus grande, plus noble Non, elle regarde sa passion comme un accident, comme un désordre, ou, pour mieux dire, comme une maladie. Elle est résolue à tout faire pour en guérir et elle rassemble ses forces pour s’en délivrer.

En cartésienne encore, elle se distingue d’avec sa passion. Cette passion est en elle, mais ce n’est pas elle. Ce qui lui appar-