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LE ROMAN FRANÇAIS.

tient, cest sa pensée, c’est son âme ; tout ce qui n’est ni sa pensée, ni son âme, n’est pas elle. Le mot qui revient sans cesse sur ses lèvres est celui-ci : « Cela serait indigne de moi. » Elle place donc son moi ailleurs que dans son cœur, qui, envahi par un sentiment que sa raison désavoue, lui est un étranger qu’elle traite en ennemi.

Où place-t-elle son moi ? Dans sa raison et dans sa liberté. Ici, il nous faut entendre Descartes définir cette âme. La vertu par excellence, selon lui, c’est la générosité. Et Descartes, transformant chrétiennement et philosophiquement l’idée chevaleresque de l’honneur, donne la première place à ce qu’il appelle l’homme généreux. En quoi consiste donc la générosité ? Il va nous le dire :

« Ainsi je crois que la vraie générosité, qui fait qu’un homme s’estime au plus haut point qu’il se peut légitimement eslimer, consiste seulement partie en ce qu’il connaît qu’il n’y a rien qui véritablement lui appartienne que cette libre disposition de ses volontés, ni pourquoi il doive être loué ou blâmé sinon pour ce qu’il en use bien ou mal, et partie en ce qu’il sent en soi-même une ferme et constante résolution à’en bien user, c’est-à-dire de ne manquer jamais de volonté pour entreprendre et exécuter toutes les choses qu’il jugera être les meilleures : ce qui est suivre parfaitement la vertu. »

Et ainsi, l’homme généreux reconnaît pour son essence propre sa liberté ; et ce qu’il respecte en lui-même, c’est cette liberté, il la garde comme un dépôt sacré, il veille sur elle avec une jalouse sollicitude ; il dit au monde : Ceci est un trésor divin, tu n’y toucheras pas. Telle est la princesse de Clèves, elle est une âme généreuse. Le mot qu’elle aime à répéter : « Cela serait indigne de moi, » signifie : Ce qu’il y a de vraiment noble en moi, c’est ma liberté, et ma liberté, c’est moi. Elle s’estime parce qu’elle sent en soi une ferme et constante résolution de bien user de cette liberté, et ce respect de soi-même, qui est la marque des âmes généreuses, est la passion noble qu’elle oppose à l’autre qu’elle veut vaincre. Aussi pour la connaître tout entière, écoutons ce que lui dit son mari M. de Clèves, alors qu’il est instruit de tout : « Ah ! madame, vous sentirez le chagrin que trouvent les personnes raisonnables dans ces engagemens. »

Cela est simple et dit tout, et le prince de Clèves connaît bien sa femme. Il la traite de personne raisonnable, et il ajoute :