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une autre classe de l’esprit, une classe beaucoup plus haute que celle où le placèrent ceux-ci, avec raison ou à tort ? »

Ces petites paroles intrépides sur la morale, qui touchaient si vivement Nietzsche, avaient pour lui le mérite, en même temps que le désagrément, d’être en général ce qu’il pensait lui-même et d’avoir été dites avant lui. Par exemple, Nietzsche se plaît à répéter souvent que l’homme est né pour l’action et que l’un des dangers de l’intellectualisme, outre que par lui-même il détourne de l’action, est de persuader à l’homme la vanité et l’inanité de l’acte. Or, Fontenelle avait dit cela, en faisant remarquer de plus que c’était pour cela, — ingénieux dessein de la nature, — que la pensée rend triste. Vous allez voir ; c’est très adroit : « Théocrite : Je ne puis concevoir pourquoi les réflexions seraient si chagrines ? — Parmenisque ; Apparemment l’intention de la nature n’a pas été qu’on pensât avec beaucoup de raffinement. Car elle vend ces sortes de pensées-là fort cher. Vous voulez faire des réflexions, nous dit-elle, prenez-y garde ; je m’en vengerai par la tristesse qu’elles vous causeront. — Théocrite : Mais vous ne me dites point pourquoi la nature ne veut pas qu’on pousse les réflexions jusqu’où elles peuvent aller ? — Parménisque : Elle a mis les hommes au monde pour y vivre ; et vivre, c’est ne savoir pas ce qu’on fait, la plupart du temps. Quand nous découvrons le peu d’importance de ce qui nous occupe, nous arrachons à la nature son secret : on devient trop sage, et on ne veut plus agir, et voilà ce que la nature ne trouve pas bon. — Théocrite : Mais la raison qui vous fait penser mieux que les autres ne laisse pas de vous condamner à agir comme eux. — Parménisque : Oui ; il y a une raison qui nous met au-dessus de tout par les pensées ; il doit y en avoir une autre qui nous ramène à tout par les actions : mais à ce compte-là même, ne vaut-il pas presque autant n’avoir pas pensé ? »

Il n’y a pas à dire, cela c’est de l’essence même de nietzschéisme.

De même le petit chapitre, dans Straton et Raphaël, que l’on pourrait intituler pédantesquement : De l’utilité des préjugés. Je le résume. La raison donne des idées nettes. En très petit nombre. Les préjugés, les erreurs communes font le reste. Mais qu’est-il besoin de ce reste ? Sur le reste demeurons en suspens, doutons. Oui, mais le doute est un état à la fois « violent » et stérile. « Il est sans action et il faut de l’action parmi