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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/549

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les hommes. » Les préjugés sont « le supplément de la raison. » Là où elle s’arrête ils continuent de marcher et de faire marcher. Les hommes sentent qu’ils ont besoin de cela. Ils se servent de leur raison po ur penser ; et, pour agir, de petites raisons supplémentaires qui ne sont pas très raisonnables » — Mais, voyez-vous Nietzsche lisant cela ! Il jette en marge : « Contre Socrate ! Contre Platon ! Contre tout l’intellectualisme ! » et il est en état très dionysiaque.

De même encore le petit chapitre sur la vanité de la science, sur l’inutilité de la science pour le bonheur (Érasistrate et Hervey). Je résume. On a découvert la circulation du sang et autres mystères semblables. Il n’en meurt pas moins de gens. La science est donc inutile ? Oui, à partir d’un certain moment. Il y a une certaine mesure de connaissances utiles que les hommes ont eue de bonne heure et qui leur suffit. Reste chez eux l’habitude de chercher. Ils cherchent encore et ils trouvent ; et ils appellent cela le progrès, mais ce progrès ne leur sert de rien du tout. Faut-il cesser de chercher ? Eh non ! puisque la recherche même est agréable et aussi les petites connaissances qu’elle donne. Le progrès a été utile ; puis, il est devenu platonique. — Je doute peu que Nietzsche n’ait goûté très fort ce petit article qui, par parenthèse, contient toute la pensée de Rousseau.

Sur le même sujet, à peu près, mais avec des conclusions moins négatives, il a dû au moins apprécier ces considérations de Raymond Lulle (Artémise et Raymond Lulle) : « Toutes les sciences ont leur chimère après laquelle elles courent, sans la pouvoir attraper ; mais elles attrapent en chemin d’autres connaissances fort utiles. Si la Chimie a sa pierre philosophale, la Géométrie a sa quadrature du cercle, l’Astronomie ses longitudes, les mécaniques leur mouvement perpétuel ; et il est impossible de trouver tout cela ; mais fort utile de le chercher... La morale a aussi sa chimère ; c’est le désintéressement. On n’y parviendra jamais ; mais il est bon qu’on prétende y parvenir... Il faut en toutes choses que les hommes se proposent un point de perfection au delà même de leur portée. Ils ne se mettraient jamais en chemin s’ils croyaient n’arriver qu’où ils arriveront effectivement ; il faut qu’ils aient devant les yeux un terme imaginaire qui les anime. » — « Parfaitement, dit Nietzsche, l’homme est un être qui est fait pour se surpasser. Fontenelle l’avait dit avant moi ; mais je l’avais pensé avant de le lire. »