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changement ; car je sens quelquefois ma conscience chargée... encore que vous sachiez combien je suis innocent... »

Chapitre, si vous voulez, XVII : « Mes souhaits sont accomplis ; j’ai un successeur... Je vous assure que j’ai désiré avec un égal empressement la tendresse et l’indifférence de Mme de L. M... Enfin je les ai obtenues toutes deux l’une après l’autre ; c’est tirer d’une personne tout ce qu’on en peut avoir. C’est la plus plaisante chose du monde que les dispositions où mon successeur est à mon égard. Tantôt il me hait de ce que je l’ai précédé ; tantôt il me méprise de ce qu’il croit que je n’ai pu me conserver le bonheur dont je jouissais ; tantôt il m’insulte comme s’il obtenait sur moi une préférence que je lui eusse disputée... De l’autre côté, la dame affecte de me faire voir que tout le monde ne l’abandonne pas quand je l’abandonne... Peut-être ma présence vaut-elle quelque chose à mon prétendu rival, Il est certain que la dame voudrait bien qu’il parût qu’elle fait un choix à mon désavantage entre cet homme et moi... Je suis assez honnête homme pour être fâché de ne pouvoir pas servir d’assaisonnement à la nouvelle tendresse de Mme de L. M... »

Vous voyez tout le roman de Crébillon fils. Il n’y manque que le délayage ; le ragoût même y est déjà. Fontenelle n’a pas voulu le gâter en le développant. Quand il avait la main pleine de vérités il la fermait à moitié, comme on sait ; il la fermait tout autant quand il l’avait pleine de fictions ; il était toujours la discrétion même.

Aussi, mieux qu’au roman esquissé, il se plaît à la fantaisie d’une page et il me semble qu’il y réussit bien gentiment : A une dame très courtisée. Il me semble que c’est un petit chef-d’œuvre du genre : « Il y aurait longtemps, madame, que j’aurais pris la liberté de vous aimer, si vous aviez le loisir d’être aimée de moi ; mais vous êtes trop occupée par je ne sais combien d’autres soupirans, et j’ai jugé plus à propos de vous garder mon amour. Il pourra arriver quelque temps plus favorable où je le placerai. Peut-être votre cour sera-t-elle moins grosse pendant quelque petit intervalle ; peut-être serez-vous bien aise d’inspirer de la jalousie ou du dépit à quelqu’un en faisant paraître tout à coup un nouvel amant. Comptez que vous en avez un de réserve dont vous pouvez vous servir quand il vous plaira. Je tiendrai toujours mes soins et mes vœux tout prêts ; vous n’aurez qu’à me faire signe que je commence. Ne dites point que vous n’aimez