Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/553

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

Ne nous dissimulons pas non plus que ces lettres si frivoles, que ces « chroniques » contiennent plus d’une fois l’esquisse de ce qui sera plus tard un roman du XVIIIe siècle, de ce qui sera plus tard le roman du XVIIIe siècle. Fontenelle ne s’est abstenu que de l’écrire ; mais il l’a pensé tout entier et en trace la ligne générale avec toute la précision qu’on peut souhaiter. Imaginez-vous être au chapitre X ou XI : « ...J’aimais, comme vous savez, Mme de L. M... et je ne l’aime plus. Elle m’en fait des reproches... Cela me met au désespoir ; car, de bonne foi, est-ce ma faute si je ne l’aime plus ?... J’ai encore pour elle les mêmes soins et les mêmes assiduités que j’avais auparavant. Mais, dit-elle, ce n’est plus le même air. Voilà le malheur. Je ne puis lui dire des nouvelles de cet air-là ; je ne sais pas ce qu’il est devenu. Elle m’appelle ingrat, et fort mal à propos, ce me semble ; car ce que je fais à présent pour elle me coûte beaucoup et elle devrait m’en tenir compte, au lieu qu’auparavant elle me tenait compte de ce qui ne me coûtait rien. On ne sait guère en ce monde le véritable prix des choses... Mon pauvre marquis, pourquoi faut-il qu’on aime, ou qu’on n’aime pas toujours, ou qu’on n’aime pas tous deux en même temps pour finir en même temps... »

Et maintenant, supposez-vous au chapitre XIV : « Enfin Mme de L. M... et moi, nous avons pris une forme de vie ; nous sommes convenus de ne songer plus l’un à l’autre sur le pied d’amour et de vivre en bonne amitié. J’étais fort content de ce traité-là ; cependant, je vous assure qu’il n’est pas si aisé à exécuter que je l’avais cru ; non que j’aie des tentations de recommencer le personnage d’amant ; mais c’est que le personnage d’un homme qui a été amant et qui ne veut plus être qu’ami est très difficile... Je ne serais point embarrassé à entretenir une autre sur le beau temps et sur la pluie et je le suis cruellement quand j’en veux entretenir Mme de L. M... La dame, de son côté, a toutes les peines du monde à prendre avec moi les manières qu’elle voudrait. Elle tâche à me traiter comme les autres gens qu’elle voit ; mais sans s’apercevoir qu’elle me traite plus froidement et m’adresse plus rarement la parole... Ma plus grande frayeur est qu’on ne se lève et qu’on ne nous laisse seuls ensemble... Plût au ciel que Mme de L. M... pût s’engager dans quelque passion nouvelle qui l’occupât... Je serais bien aise qu’elle me donnât lieu de lui soutenir qu’elle avait l’âme disposée à d’autres passions et que je n’ai fait que prévenir son