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chancelier, et ses propos méritent d’être rapportés. « La grande force du chancelier, confia-t-il un jour à Mels, est de n’être que ministre. Quelle terrible différence de succomber comme ministre ou d’être vaincu comme souverain ! Le ministre dont les entreprises échouent se retire et souvent observe avec une joie maligne son successeur, tandis que le souverain doit réparer ses erreurs lui-même ou laisser cette tâche aride à son fils !... M. de Bismarck a le bonheur de n’être que ministre. Possédant la confiance du souverain à un degré vraiment extraordinaire, il peut tout risquer et n’a rien à craindre. Si la guerre de 1866 avait eu des résultats contraires aux intérêts de la Prusse, votre chancelier chasserait maintenant des lièvres en Poméranie. Il ne lui serait rien arrivé de plus. Une responsabilité couverte par la majesté royale, un grand talent diplomatique, un bonheur presque sans pareil dans l’histoire, avec cela on peut tout oser ! » Puis semblant jeter un regard sur l’avenir : « La guerre actuelle avancera de dix ans une question qui, tôt ou tard, ne peut manquer de prendre une importance extrême dans notre Europe si vieille et si peuplée. Je veux parler de la question sociale. M. de Bismarck ne s’en est jamais occupé. Il y sera forcé. Mais qui donc, sur les trônes et dans les conseils souverains, s’est occupé de l’ouvrir ? Moi seul. Et si je revenais au pouvoir, ce serait là encore la question qui m’intéresserait le plus, car l’avenir en dépend. Le chancelier y songera trop tard, — vous le verrez, — et alors seulement on pourra juger si M. de Bismarck est un homme de génie ou seulement un diplomate habile favorisé par la fortune. » Vingt ans après, le chancelier était forcé d’abandonner le pouvoir, n’ayant pu s’entendre avec le nouvel Empereur au sujet de cette terrible question sociale qu’il aurait voulu résoudre uniquement par la force.

Parmi les autres visites, le général de Monts signale celle du général Fleury, l’ancien ambassadeur de France à Saint-Pétersbourg, homme des plus distingués, tant par ses manières que par ses conversations. Le prince Napoléon avait demandé à venir à Wilhelmshöhe, mais l’Empereur lui fit répondre que « dans sa position actuelle, il ne désirait pas le recevoir. » On voyait fréquemment au château l’ancien trésorier de l’Empereur, Charles Thélin. Cet homme de confiance était chargé de la cassette privée. Il fit un jour à Mels ces curieuses révélations : « L’Empereur avait 27 millions par an. Il abandonnait 22 millions à l’administration