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l’hiver le fragile ermitage, et le silence de la plaine respecte cette voix timide des vieilles choses, cet air grêle d’épinette qui monte du passé de la Suède.

Une déception nous attend presque toujours sur le seuil de la maison d’un grand homme. Ce qui reste de lui a retenu si peu de son âme ! Et il aurait si bien pu habiter ailleurs ! Mais ici la convenance entre le décor et l’homme est telle que la terre semble garder la marque de ses pas et le gazon l’empreinte de son corps. On le voit, comme nous le représente Toppelius, en manches de chemise, la calotte verte sur la tête, le pardessus jaune jeté sur le bras. Il se promène ; il aspire la douceur miraculeuse de la nature : il encourage de ses yeux vifs et tendres la volonté d’éclore qu’il devine dans le bouton ; il caresse d’un sourire ses plants de fraisiers dont les fraises naguère lui ont rendu la vie ; il s’est levé dès le point du jour, Seigneur, pour surveiller votre création. Dieu créa, Linné ordonna.

De cette humble ferme où se succédèrent des hôtes illustres, il entretint une correspondance européenne. Aujourd’hui les Suédois courent les nations afin de rassembler les feuilles éparses qui, sur la rose des vents, s’envolèrent de Hammarby. Leur culte de Linné a quelque chose d’encore plus intime et de plus fort qu’un culte national. Ils s’aiment en lui et se sentent d’autant mieux Suédois qu’ils se rapprochent davantage de lui. Des hommes comme Rudbeck, Swedenborg, Bellman, Tegner, n’ont exprimé de l’âme suédoise que des élémens isolés, l’orgueil, le mysticisme, la sensualité, la mélancolie morbide, et ils l’ont fait avec une telle violence que son image s’est faussée dans leur miroir. Au contraire, en celui-là réside l’équilibre le plus harmonieux qu’elle ait jamais rencontré. J’ignore s’il laissa innomée une seule fleur de son pays ; mais il sut appeler à une vie glorieuse toutes les qualités de sa race.

Les plus légers sourires sur un âpre visage prennent une valeur de tendresse indicible. On ne chérit vraiment la nature que dans les contrées où elle est avare. C’est là qu’on regarde à ses pieds et que la mince pousse verte s’embellit des efforts qu’elle semble avoir coûtés. C’est là que l’homme s’enchante à découvrir dans la moindre corolle une richesse de perfections qui le relève à ses propres yeux du sentiment de sa pauvreté. Il se croyait pauvre ; et entre deux sillons, sur le bord d’un fossé, sur l’eau d’un étang, au pied d’un arbre, au creux d’un roc, la