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nature lui ménageait des trésors. La curiosité des plantes, que la longue nuit d’hiver excite dans les cœurs suédois, grandit chez Linné en « inextinguible passion. » Nul ne donna un sens plus précis à l’antique amour de la terre natale.

Chaque fois que je rencontre le petit docteur Z... chargé d’une grosse serviette, dont je suis sûr qu’elle recèle dans ses profondeurs le détail microscopique d’un document inédit, je songe à l’histoire de la Fermière et des Tomté. Un jour que ces génies bienfaisans rentraient ses gerbes de blé, elle en aperçut un si petit qu’il paraissait à peine âgé d’une heure, et qui suait, soufflait, succombait presque sous le poids d’un épi. Elle se prit à rire et à le railler ; mais les Tomté, froissés que cette femme méconnût le prix de l’effort et l’importance du détail, ne revinrent plus jamais engranger ses moissons, ni soigner ses bêtes. Il ne faut point se moquer des petits docteurs Z... : leurs épis à la longue font des tas plus hauts qu’eux. Leur scrupule, leur minutie, le plaisir que leur cause la prise d’une parcelle de vérité ou de vraisemblance, toutes les vertus de l’érudit reçurent du travail de Linné un accroissement de dignité. Il se pencha studieusement sur d’innombrables menus faits, et de chacun d’eux il tirait l’étincelle dont on ne sait jamais s’il ne sortira pas une grande lumière. Les Suédois, il est vrai, n’organisent que péniblement leur somme de connaissances et d’observations ; mais Linné, qui fut un admirable classificateur, répondit du moins à leur besoin d’ordre et de régularité.

Et, si son peuple a l’esprit foncièrement religieux, quel savant unit à une science plus exacte une foi plus profonde ? Son exemple seul nous convaincrait que l’influence de Voltaire et des Encyclopédistes ne dépassait pas la surface de la Suède et en laissait même de grandes régions intactes. Linné s’avançait jusqu’aux frontières du mysticisme. Il suivait et contemplait sur la terre les traces d’une puissance insondable et infinie. Il mettait en tremblant ses pas dans les pas de Dieu, et s’arrêtait parfois « pris de vertige. » « Veut-on l’appeler Destinée ? On ne lui fait pas tort, car tout est suspendu à son doigt. Veut-on l’appeler Nature ? On le peut, car tout découle de lui. Veut-on l’appeler Providence ? On a raison, car tout obéit à son signe et à sa volonté. » Notre Pasteur, lui aussi, « dans la grande nuit de l’infiniment petit, » nous confesse qu’il éprouva ces ravissemens de l'âme. Mais le ton diffère. Le vertige du Suédois devient chez le