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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/726

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REVUE DES DEUX MONDES.

que son talent avaient fait naître autour de lui. Rien n’avait annoncé le coup qui devait l’emporter. Il éprouvait depuis quelques jours une indisposition qui semblait légère et ne provoquait chez les siens aucune inquiétude : la mort l’a pris sans qu’on s’y attendît. C’est une grande perte pour la Revue où l’œuvre de M. de Vogüé avait paru presque tout entière, depuis le jour où il nous initiait au roman russe, — on se rappelle quelle révélation ses belles et originales études ont été alors pour nous tous, — jusqu’à ceux où, dans des travaux d’un autre genre ou plutôt des genres les plus divers, il promenait sa pensée à travers les plus grandes questions de notre temps et de tous les temps. Il s’était même essayé dans le roman, et il devait y réussir, car il avait l’imagination romanesque ; mais le roman était pour lui un moyen comme un autre, plus puissant qu’un autre peut-être, d’exprimer de grandes passions qui s’élevaient au-dessus des contingences de la vie jusqu’aux sommets de la poésie, ou de traiter et de discuter encore, sous une forme plus saisissante, les problèmes sociaux qui assaillaient son esprit. Le trait dominant de cet esprit était l’élévation, mais ce n’est pas le définir exactement, c’est-à-dire complètement, que de lui reconnaître ce caractère. Si cet esprit en effet était très haut, il était aussi très large, au point qu’il serait peut-être impossible d’indiquer les limites où il s’est arrêté. En réalité, il a touché à tout et a laissé partout sa marque propre. Puissamment idéaliste, M. de Vogüé comprenait que l’idéal doit toujours s’appuyer sur le réel et il y appuyait le sien. Il aimait les questions pratiques, maritimes, commerciales, coloniales surtout : il rêvait toujours une France plus grande, répandant plus loin son génie. Son ardent patriotisme n’était jamais satisfait. Quant à son talent, il était de premier ordre. Son style souple, nombreux, imagé, coloré, avait un air naturel de noblesse, et on y sentait que cette noblesse venait de l’âme. Son œuvre est très grande : il en sera parlé prochainement dans la Revue. Nous ne pouvons aujourd’hui, en songeant à l’ami que nous avons perdu, qu’associer notre deuil à celui de tous ceux qui l’ont aimé.


FRANCIS CHARMES.


Le Directeur-Gérant,

FRANCIS CHARMES.