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l’ancien régime, — c’est que ces charmans spécimens, dont les collectionneurs se disputent à prix d’or les rares exemplaires demeurés intacts, revenaient beaucoup plus cher que la vaisselle d’étain, inusable et perpétuelle.

L’assiette de Nevers valait 2 fr. 50 sous Henri IV et le plat creux, ou « bassin, » 9 francs. Sous Louis XV, l’assiette de Rouen, décorée, coûtait encore 5 francs et l’assiette blanche 2 francs. Avec cela lourdes et fragiles, promptes à se casser ou à s’écorner, déplaisantes à la vue lorsque leur vernis éraillé laissait apparaître la terre jaune ou rouge dont elles étaient faites, ces inconvéniens compensaient et au delà le flou précieux du décor et la douce harmonie des tons de l’assiette fraîchement sortie du four. Leurs fabricans avaient produit des chefs-d’œuvre ; plusieurs s’étaient enrichis, anoblis même, témoin la permission donnée par la duchesse de Nevers à « noble A. de Conrade, faïencier, de tirer de la terre propre à faire de la vaisselle dans toutes les places communes des environs. » À Moutiers, le dernier de la dynastie des Clérissy, maîtres-potiers de père en fils depuis 1632, devint baron en 1750, puis comte de Trévans.

Cependant, la faïence restait trop onéreuse pour le peuple ; pour le riche, elle était une fantaisie, un « en-cas » de secours. Louis XV en avait à Trianon et s’en servait lorsqu’il allait y souper à l’improviste. Pendant cette éclipse passagère de l’argenterie où le Roi « agita de se mettre à la faïence » (1709), « tout ce qu’il y avait de grand et de considérable » à Versailles s’y mit en huit jours, à l’exemple des princes du sang, et vida les boutiques parisiennes de « terre vernie ; » mais les courtisans, en obéissant au mot d’ordre parti d’en haut, affectaient de jouer au seigneur ruiné. Ils regardaient comme une déchéance les services de Rouen, même décorés de leurs armes. « M. le Premier Président, écrit la duchesse de Ventadour, est venu dîner chez moi et m’a trouvée en faïence ; » cette dame travaillait d’ailleurs à se faire rendre sous mains le montant de son argenterie, qu’elle avait donnée ostensiblement.

L’industrie de l’ancienne faïence, qui florissait dans les centres renommés de Nevers, Strasbourg, Rouen ou Marseille, a totalement disparu au xixe siècle, remplacée par une industrie nouvelle qui n’a de commun avec elle que le nom. Les patrons, fidèles à des méthodes vieillies qu’ils se refusaient à changer, durent fermer peu à peu leurs fabriques. À Rouen, on comptait