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reviennent pas ; et comme le disait le ministre d’Autriche après la première représentation de Jean de Procida : « L’adresse est pour le ministre de France ; mais la lettre est pour moi. » Mais ce sont là des cas particuliers, que dicte la prudence ; il n’en reste pas moins qu’en général, c’est la France qu’on vise, sans figures ni allusions. Il nous faut ici remonter de quelques années en arrière pour expliquer le présent[1].

Près d’un siècle écoulé nous donne assez de recul, aujourd’hui, pour constater que la domination française en Italie ne lui a pas été inutile. Mais les contemporains n’ont pas les mêmes raisons de le comprendre. Pendant vingt ans, la France a été l’ennemie. Installée en maîtresse sur le sol italien, elle a bouleversé les coutumes les plus chères, et violé les droits les plus sacrés. Elle s’est attaquée à la religion : n’a-t-on pas vu le Pape passer de ville en ville, traîné vers Paris ? N’a-t-on pas reçu, bientôt, la nouvelle inouïe de sa captivité, et le trône de Saint-Pierre n’a-t-il pas été laissé vide, par la volonté de l’Empereur ? Elle s’est attaquée à l’art. Statues, tableaux, vases, médailles, livres, tout a semblé bon à ces ravisseurs : ils tenaient si fort à ce bien mal acquis, qu’on a eu grand’peine à les obliger à le rendre. La vie même des habitans, les plus jeunes et les plus forts, elle l’a prise : combien sont partis vers les plaines de Russie, qui ne sont jamais revenus ! En compensation, il semble qu’elle n’ait rien donné : elle a toujours promis sans tenir. Ce qui a le plus frappé l’imagination populaire, c’est le traité de Campo Formio. L’optique spéciale aux foules lui donne une importance capitale, unique ; on en fait le symbole de toute la politique française, que l’on accuse d’être une politique de lâcheté et de trahison. Cette impression efface toutes les autres ; elle se prolonge. Aux souffrances réelles qu’on a subies, l’imagination vient ajouter son travail : la haine de la France est faite de tout cela.

Elle est faite d’autre chose encore. De toutes les puissances, la France devrait être la dernière à jouer le rôle de conquérante. D’après les principes qu’elle a proclamés pour elle-même d’abord, ensuite pour le monde entier, ce qui devrait lui répugner le plus, c’est la loi de la force. La contradiction qui oppose ce qu’elle a dit à ce qu’elle fait éclate aux yeux des Italiens. Ce n’est pas en vain qu’elle a prêché chez eux la liberté, l’égalité, la fraternité

  1. Voyez La Critica (anno V, fasc. 1, p. 63) : « L’evoluzione, insomma, comincia in realtà sedici anni prima. » (G. Gentile.)