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des peuples comme celle des individus ; ils l’ont entendue et comprise ; ils ont appris d’elle à prononcer ces mots avec enivrement, à adopter ces idées avec passion. Or la France a fait des élèves de liberté pour s’essayer sur eux au despotisme. Elle-même a conscience de ce que son attitude a d’injuste et de faux ; elle laisse subsister quelques noms et quelques formules, qui rappellent au moins l’indépendance promise, et évitent l’indécence d’une trop brusque et trop évidente désillusion : comme les gens qui essaient de se convaincre et de se tromper eux-mêmes en parlant très fort. Les Italiens n’ont même pas cette ressource ; de 1796 à 1815, ils sentent naître en eux cette haine cachée qui est plus grave que les hostilités ouvertes, et qui provoque les inimitiés durables. L’accord est à la surface : au fond, le malentendu s’accroît sans cesse, et le divorce va s’aggravant. La France parle des droits politiques de l’Italie, du royaume d’Italie, de l’unité italienne, en organisant et en divisant sa conquête. L’Italie parle de la « grande nation, » de sa générosité, de la reconnaissance qu’elle lui doit, en songeant aux rêves provoqués comme par plaisir, et anéantis par intérêt. C’est là le point sensible : c’est en vertu des idées propagées par la France, qu’on en veut à la France. Elle-même a fourni les armes, elle-même a montré l’usage qu’on en pouvait faire. Mais elle a voulu qu’on s’en servît pour elle : les Italiens veulent s’en servir pour eux. Il est fatal qu’au moment où les rapports officiels cessent par la chute de l’Empereur, les cœurs se soulagent : et le malentendu prenant fin, prendront naissance les injures.

Si les littérateurs interviennent plus volontiers que les autres dans cette espèce d’exécution, et se montrent les accusateurs les plus impitoyables, ce n’est pas seulement parce qu’ils sont la voix de l’Italie : c’est encore parce qu’ils ont souffert davantage. L’esprit de prosélytisme de nos concitoyens s’est traduit par la littérature aussi bien que par les armes. N’avions-nous pas prétendu à l’hégémonie de l’esprit sur l’Europe, avant d’établir celle de la force ? Et n’avons-nous pas été aussi fiers plus fiers peut-être, de la première que de la seconde ? Dans ce « monde français, » dont nous nous plaisions à constater l’existence aux environs de 1780, nous considérions l’Italie comme une de nos plus belles provinces : tant elle avait subi déjà notre influence, et tant nous nous sentions sûrs d’elle ! Aussi avons-nous fait passer au delà des Alpes, avec nos soldats, nos lettres. Le