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tels reproches atteindraient moins Leopardi, qui avait plus de raisons d’être plus malheureux. Mais ils le toucheraient encore ; et dans la seule misère de sa vie, nous ne trouverions pas la valeur d’un pessimisme qui compte dans l’histoire, et qui ait le droit de subsister après lui. D’où vient donc l’impression de réalité qui se dégage de ses œuvres ? L’impression d’une vérité qui nous entraîne malgré nous, d’où vient-elle ? Il faut savoir s’abstraire de ses maux individuels, et sortir de soi-même : voilà qui est fort bien. Mais c’est précisément ce que Leopardi a fait ; ses forces ont tendu vers la grande espérance qui symbolisait en elle toutes les vertus, et demandait tous les sacrifices, vers la patrie. La guérison de ses souffrances morales, l’oubli de ses souffrances physiques, il a voulu les trouver dans les principes qui dépassaient sa propre personnalité : il n’a pas pu. Il a cherché à s’évader de sa prison : on l’y a rejeté. Ce n’est pas de son imagination ou de sa sensibilité qu’il a été victime, mais des faits. Qu’on suppose un pays devenant libre au moment où il le concevait tel : et la raison essentielle de son pessimisme, peut-être, disparaîtra. Le patriotisme, c’était le sentiment le plus ardent qui l’agitait ; il l’avait puisé, avec le paganisme qui remplaçait le christianisme de ses premières années, dans la lecture des anciens dont il se nourrissait. Il revivait en lui, tel qu’il avait vécu chez Cicéron ou chez Tite-Live. Que les savans célèbrent les découvertes faites par Angelo Mai dans les palimpsestes de Milan et de Rome : cela suffit à Leopardi pour voir ressuscitée la grande patrie romaine, et pour la célébrer. Elle est l’idéal, qui doit l’arracher à la contemplation des réalités douloureuses ; il tend les mains vers lui. Mais on le chasse du sanctuaire ; et dehors, tout lui rappelle combien son rêve est vain. De toute l’antiquité, il n’est plus qu’un mot qu’il puisse appliquer à l’état présent de son pays ; c’est celui de Marcus Brutus, dont il fera désormais comme sa devise. Ainsi sa douleur se fonde non plus sur sa condition particulière, mais sur la réalité contemporaine ; et elle s’enrichit de toutes les douleurs de ses concitoyens. Le 29 juin 1818, il écrivait : « J’ai aujourd’hui vingt ans. Malheureux, qu’ai-je fait ? Rien de grand, encore. Je reste là, glacé, entre les murailles paternelles... » Voilà ce que pourrait écrire aussi tel ou tel romantique. Mais voici sans doute ce qu’il n’ajouterait pas : « ma patrie, que ferai-je pour toi ? »