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Ils sont nombreux autour de lui, ceux qui se posent la même question : pessimistes à leur manière, encore que leur manière soit un peu simpliste et primitive. C’est du mal de leur patrie qu’est fait le pire de leur propre mal. Leur esprit n’est pas assez vigoureux pour lui donner un fondement métaphysique ; c’est une attitude moins philosophique que sentimentale, une croyance plus passionnée que raisonnable. Sous la forme déclamatoire et quelque peu scolaire qu’il prend souvent, il n’a pas dépassé la frontière, et n’a pas survécu à l’œuvre du temps. Car qui, sauf peut-être les patriotes italiens, par piété, ou les lettrés spécialistes, par métier, lit encore la Bataille de Bénévent, par exemple ? Les situations trop tendues, les héros trop obstinés d’une fatalité théâtrale, qui autrefois faisaient pleurer, font aujourd’hui presque sourire. Mais tel qu’il est, ce pessimisme inférieur, en quelque sorte, vaut la peine d’être connu, pour donner à celui de Leopardi sa véritable valeur : l’un forme le fond sur lequel l’autre vient ressortir. L’isolé de Recanati pourrait sentir que, dans toutes les parties de l’Italie, des milliers de jeunes gens se consument et souffrent comme lui. Son pessimisme n’est pas la doctrine du penseur abstrait qui ne se mêle point au monde, sinon en idée, et rentre dans sa tour d’ivoire pour réfléchir au mal universel : il est entraîné, au contraire, par le même mouvement qui porte ceux de sa génération, il est arraché à son attitude première de philologue et de littérateur, pour se mêler à la vie ; il sent l’infélicité qu’il ne faisait que concevoir intellectuellement : il la sent avec l’Italie ; et voilà pourquoi il peut la traduire en accens qui font tressaillir la nation tout entière. Un de ses dialogues est connu : Hercule, envoyé par Jupiter, propose à Atlas de le décharger du poids du monde, qu’il prendra sur ses épaules pour un moment. Mais Atlas refuse : le monde est devenu si léger, qu’il semble lui peser moins que son propre manteau. Il ne remue même plus ; on n’entend plus le bourdonnement continu qu’il produisait naguère : on dirait d’une montre dont le ressort est cassé. Hercule et Atlas jouent à la balle avec le monde ; mais la balle a si peu de poids, qu’on ne peut la diriger, et qu’elle échappe aux mains des joueurs. S’est-elle brisée en morceaux dans sa chute ? Il n’en est rien : le monde reste inerte comme auparavant. Horace a dit du juste que la terre pourrait s’écrouler, sans qu’il en fût ému : il faut donc croire que tous les hommes sont devenus des