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une folie douce ; elle le réclamera ; on le mettra en liberté. Neri suit ce conseil. Sa vengeance va-t-elle donc échapper à Giannetto ? Non pas. Celui-ci en sera quitte pour modifier son plan au gré des circonstances, et l’y adapter en l’aggravant. Notez-le bien : c’est cela même qui donne à l’œuvre sa valeur de théâtre. C’est que cette vengeance n’est pas combinée une fois pour toutes. Elle est en continuel travail de combinaison, en perpétuel rebondissement, en mouvement et en acte. Cette création sans cesse renouvelée est en soi quelque chose d’intéressant et que nous arrivons à suivre avec curiosité, — je ne vais pas jusqu’à dire avec sympathie.

Le hasard qui délivre Neri va devenir le meilleur collaborateur pour la vengeance de Giannetto. Déjà celui-ci entrevoit le suprême triomphe, et il le savoure dans une crise de joie hystérique. En effet, le premier usage que fait Neri de sa liberté est de courir chez Ginevra. C’est la nuit. Un homme est auprès de la courtisane. Neri ne doute pas que ce ne soit Giannetto, et, quitte à vérifier ensuite, il commence toujours par le poignarder. A peine le sang est-il versé, une porte s’ouvre et le meurtrier voit paraître sain et sauf, ironique et insultant... Giannetto lui-même. Qui donc vient-il de tuer ? Sil propre frère, Gabriel, le second des Chiaramantesi, l’autre brute ; Giannetto a tout mené sûrement, froidement. Bien joué, Marguerite ! comme on dit dans La Tour de Nesle. Et voilà une beffa de derrière les fagots.

On a noté, au cours de notre analyse, tout ce qui dans cette pièce très italienne est fait pour déconcerter le spectateur de chez nous. Ai-je besoin de faire remarquer que sa conception même n’est pas du tout suivant le goût français ? J’ai lu un peu partout que c’est pur romantisme. Pas un de nos romantiques n’eût consenti à prendre Giannetto pour héros. Car il est bien le héros de la pièce, celui qui conduit toute l’action, celui qui l’emporte sans cesse, celui qui triomphe finalement ; et c’est un lâche ! Et il joue devant nous toute la gamme des sentimens qui ressortissent à la lâcheté : ruse, dissimulation, dérision à l’adresse du vaincu ! Ah ! que c’est l’opposé de notre goût ! Rappelez-vous Cyrano ! Un bravache celui-là ; mais dans bravache, il y 9. brave. Il est imprudent, inconsidéré, bavard, c’est-à-dire qu’il est le contraire de dissimulé et de cauteleux. C’est par sa générosité, même absurde, même ridicule, qu’il a tout de suite éveillé un écho dans nos cœurs. Vous me direz que le paladin, Roland ou Rodrigue, n’est pas le seul héros de notre littérature, qu’il ne faut oublier ni le Roman de Renart, ni les Fables de La Fontaine, qui sont aussi bien l’épopée de la ruse, et où la faiblesse avisée triomphe de