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sur l’échafaud, a exprimé assez éloquemment son repentir d’avoir dû se prêter à une violation aussi coupable des droits légitimes de sa souveraine : mais sa longue habitude d’obéir passivement, son incapacité absolue de réfléchir ou de comprendre, la déformation imprimée à son cerveau puéril par dix ans de solitude morale absolue et d’incessant « surmenage, » tout cela lui avait rendu impossible la résistance aux volontés des lâches intrigans qui s’étaient emparés d’elle ; et maintenant, tandis que la mort se tenait déjà sur son seuil, prête à lui faire expier une rébellion qui ne pouvait pas être pardonnée, la pauvre petite fille promenait autour d’elle son doux regard étonné, et demandait si on ne lui permettrait point de s’en retourner, tranquillement, chez elle !


La réponse à Roger Ascham et cette question ingénue du soir de la défaite : à cela se réduit, en somme, ce que nous pouvons connaître de certain sur le caractère de la pauvre enfant. Tout le reste n’est que légendes, et souvent même directement contraires à la vérité historique, depuis le talent littéraire de Jane Grey, dont aucune trace ne s’est consacrée, jusqu’à son prétendu héroïsme de martyre protestante. A peine possédons-nous, de sa main, une ou deux lettres que l’on ne puisse pas soupçonner de lui avoir été dictées par les uns ou par les autres des personnages divers qui, tout au long de sa vie, se sont plu à user d’elle comme d’un instrument pour le service de leurs intérêts politiques ou confessionnels. Et la haute portée de l’ouvrage de M. Davey lui vient surtout de ce que, après avoir écarté ces fables que l’imagination populaire a amoncelées pendant plusieurs siècles, et sous lesquelles la personne authentique de la petite reine improvisée nous apparaît enfin, pour la première fois, dans son émouvante simplicité, l’auteur s’est attaché à évoquer devant nous les vigoureuses et sinistres figures des acteurs principaux du drame où Jane Grey n’a joué qu’un rôle purement passif. Jamais encore, je crois, aucun historien n’a reconstitué avec autant de relief et de couleur pittoresque le tableau des intrigues ourdies autour du trône du vieil Henri VIII et de son pitoyable successeur Edouard VI. Sans cesse nous voyons surgir de l’ombre, et se précipiter ardemment à l’assaut du pouvoir, des types prodigieux d’ambition effrénée ou de haineuse rancune, des êtres d’une dépravation hypocrite ou cynique, entre les mains desquels l’infortunée lady Jane passe et repasse comme une arme de combat, jusqu’au jour où le plus répugnant de ces personnages, le duc de Northumberland, finit par l’écraser sous sa propre ruine.