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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 56.djvu/945

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d’une Église qu’il avait persécutée autant qu’il l’avait pu. A peine moins odieux, d’ailleurs, avait été déjà, avant lui, le premier protecteur et exploiteur de la jeune fille, ce Thomas Seymour qui, naguère, avait littéralement acheté au père de Jane Grey le droit de la prendre chez soi pour la faire servir au succès de combinaisons que la mort l’avait empêché de réaliser. Mais peut-être le plus déplaisant encore de tous les personnages que nous voyons s’agiter autour de Jane Grey est-il le propre père de la jeune femme, ce duc de Suffolk qui, après avoir élevé sa fille avec une rigueur implacable et s’être toujours montré disposé à la prêter aux intrigues d’autres aventuriers plus hardis, a enfin achevé de la perdre en se soulevant contre Marie Tudor au moment où il savait que la vie de Jane Grey, prisonnière à la Tour, ne manquerait point de payer l’échec de sa rébellion. La lettre d’adieu que lui a écrite l’infortunée, à la veille de sa mort, est justement l’une de celles dont l’authenticité nous est le moins douteuse, une lettre infiniment simple et belle, que je ne puis me défendre de citer tout entière :


Mon père, bien qu’il ait plu à Dieu de hâter ma mort par votre fait, par qui ma vie aurait dû plutôt être prolongée, cependant je puis prendre la chose avec tant de résignation que je rends plus de grâces à Dieu pour le raccourcissement de mes misérables jours que si le monde entier avait été donné en ma possession, avec ma vie prolongée selon mon propre gré. Et encore que je sois bien assurée de votre douleur, qui se trouve doublée à la fois en déplorant votre propre misère et aussi, sans doute, ma malheureuse situation, cependant, mon cher père, s’il m’est permis sans offense de me réjouir de ma propre infortune, je me tiens pour heureuse en ce que mon sang innocent peut implorer compassion devant le Seigneur. Et pourtant, quoique certainement je me sois trouvée contrainte, et, comme vous le savez assez, continuellement assaillie pour m’obliger à faire ce que j’ai fait, toutefois, en prenant sur moi la couronne, j’ai eu l’air de consentir, et par là ai gravement offensé la Reine et ses lois. Mais du moins j’ai confiance que cette faute que j’ai commise apparaîtra beaucoup moins grave devant Dieu, de ce fait que, me trouvant dans cet état royal, l’honneur qu’on m’a imposé par force ne s’est jamais mêlé à mon cœur innocent. Et ainsi, mon bon père, je vous ai révélé l’état où je suis présentement, avec la mort déjà toute proche ; et bien que, à vos yeux, cet état puisse sembler douloureux, pour moi rien ne saurait être mieux venu que, du fond de cette vallée de misère, d’aspirer au trône céleste de toute joie et de tout plaisir, avec le Christ notre sauveur ; dans la foi constante duquel, — s’il est permis à une fille de parler ainsi à son père, — je souhaite que la Seigneur continue de vous garder, de telle sorte que, à la fin, nous puissions nous rencontrer dans le ciel avec le Père, le Fils, et le Saint-Esprit, Amen. Je suis, mon cher père, votre bien obéissante fille jusqu’à la mort.


JANE DUDLEY.