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Une seule figure, dans cette tragédie, est faite vraiment pour nous émouvoir à côté et peut-être même au-dessus de celle de l’innocente victime : la figure douloureuse de la souveraine que les historiens se sont longtemps accordés à maudire comme un monstre altéré de sang, en chargeant sa mémoire d’une nombreuse série de forfaits au premier rang desquels figurait, précisément, le martyre glorieux de l’héroïque Jane Grey. Déjà le savant M. Martin Hume, dans un ouvrage récent que j’ai eu l’occasion de signaler[1], nous a fait voir combien était peu justifiée la réputation attachée au nom de Marie Tudor par l’ignorance ou la mauvaise foi de ses anciens biographes. Bien loin de travailler expressément à se mériter son terrible surnom de « Marie la Sanglante, « la pauvre femme n’a jamais cessé de s’opposer, autant qu’elle l’a pu, aux représailles dont ses ministres et conseillers lui démontraient, chaque jour, la nécessité ; et le contraste même de son horreur invincible pour toute effusion de sang avec l’obligation où elle s’est trouvée de laisser trop souvent les mains libres à ses justiciers contribue encore à nous la faire apparaître, aujourd’hui, dans un relief pathétique, infiniment différent de l’horrible image qu’on nous avait accoutumés à concevoir de son caractère.

Lorsque la malheureuse Jane Grey, après l’arrestation de Northumberland et l’entrée à Londres de Marie Tudor, a demandé à son entourage si « elle pouvait maintenant s’en retourner chez soi, » la princesse dont elle avait voulu usurper le trône. — et que ses partisans avaient essayé ouvertement de « supprimer, » — a été l’unique personne qui fût disposée à lui permettre, en effet, de se retirer sans le moindre dommage. Vainement les ministres de la Reine, et les agens de l’empereur Charles-Quint, et l’ambassadeur français Noailles, la sommaient de décréter la mise en jugement d’une créature dont la vie constituait, pour elle, un danger et une menace de tous les instans : Marie, obstinément, se refusait à la sacrifier. Elle répondait à Noailles que, quoi qu’il pût arriver, « son intention était d’épargner lady Jane. » A l’agent impérial Renard, suivant un vieux texte français retrouvé par M. Davey, « elle disait qu’elle ne pouvait se résoudre à faire mourir Jeanne de Suffolk, attendu que celle-ci n’avait eu aucune part à l’entreprise du duc de Northumberland, et qu’elle se ferait conscience de la faire mourir, puisqu’elle était innocente. » Après quoi nous lisons, dans le même récit : « Simon Renard lui répliqua qu’il fallait au

  1. Voyez la Revue du 15 octobre 1908.