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Personne ne songe à rompre l’angoissant silence qui pèse sur la vaste étendue déserte…

Tout à coup, au milieu de ce silence, une vocalise jaillit : un de nos convoyeurs se met à chanter. C’est le plain-chant séculaire des régions méditerranéennes, la mélopée traînante qui, depuis le Golfe arabique, jusqu’aux derniers caps marocains, rythme la torpeur du voyage, berce les assoupissemens des siestes, ou s’élance, avec une acuité hystérique, dans les répits du plaisir. Elle est bien pauvre, cette mélopée, mais les quelques notes, qu’elle répète continuellement, suffisent pour m’évoquer des soirs d’Alger, des après-midi de Séville et de Cordoue, où des voix pareilles montaient soudain, au fond d’une ruelle ombreuse, ou noyée de ténèbres, derrière de hauts murs aux fenêtres closes. Pourtant, les voix qui chantaient là-bas, durant les nuits d’Afrique ou d’Espagne, avaient quelque chose d’autrement passionné et, parfois, un accent tragique qui vous perçait jusqu’aux moelles. La psalmodie informe qui accompagne le pas lassé de nos chevaux est sans âme comme le désert où nous errons. À la longue, ce n’est plus qu’un bruit, moins émouvant que le passage d’un souffle d’air, ou la chute d’un caillou. Elle n’exprime même pas l’anéantissement de tout effort, l’écrasement de l’homme sous le poids de cette nature impitoyable. Elle est veule, insignifiante, nulle comme l’ennui qui nous oppresse.


Nous nous sommes égarés sans doute ! Voici qu’il est minuit bientôt. Après nous être engagés dans un ravin, nous revenons en arrière. Le puits annoncé est introuvable ! Notre malaise augmente à scruter du regard ce désespérant labyrinthe de dépressions et de soulèvemens rocheux, ces grandes surfaces calcaires, d’une blancheur de sépulcre, qui luisent, avec un éclat spectral, au clair de lune.

Enfin, nous pénétrons dans un couloir étrange, aux parois lisses comme du marbre et que creuse, en son milieu, le lit desséché d’un oued. Le puits est au bout ! — nous crie Abdallah… Est-ce une hallucination, ou un simple effet d’éclairage ? Le silence, la solitude, l’excessive simplicité linéaire de ce lieu me saisissent, comme si j’entrais dans un monde extra-humain, dans le domaine innommable fermé à nos sens et où rien ne