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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/594

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morceau d’espace que l’on occupe. On est un prodige dérisoire, un accident monstrueux, au milieu de cette mort qui vous bloque de partout. On est seul, nu et désarmé contre la masse formidable de toutes ces choses sans âme. Que la chaleur s’élève sur vos têtes, que votre course se prolonge seulement de vingt-quatre heures, sans vivres et sans eau, et c’est fini de refléter dans vos yeux ce coin inhospitalier du monde. La faim et la soif redeviennent des réalités terribles. L’agonie est une nécessité prochaine. Rien n’humilie davantage le civilisé que cette confrontation avec tout l’étranger et tout l’inconnu qui échappent à ses prises.

Et, — encore une fois, — le silence écrasant de ces espaces achève la défaite de nos sens. Le silence absolu du désert ! Nous ne savons pas ce que c’est, dans notre Occident agité. Sans cesse, des rumeurs emplissent nos oreilles. C’est, pour nous, comme le rythme du temps. L’écoulement des bruits, c’est le torrent même de la vie… Et voici que, tout à coup, le rythme s’arrête de battre, et que le fleuve est tari ! Plus rien !… Avec le silence, on entre, par avance, dans l’éternel, dans quelque chose de plus mort que la mort. Car la mort, c’est encore le transitoire, un aboutissement ou un point de départ, — et l’éternel n’a ni commencement ni fin.

Quel silence sur cette falaise de l’Asphaltite ! Tous les infinis : celui du temps et celui de l’espace ! Mais la splendeur de la lumière est telle, elle dilate si triomphalement les prunelles, elle pénètre d’une telle illusion de force et de joie le misérable éphémère que nous sommes, qu’il est impossible de subir longtemps cette confusion de la pensée. L’immensité de l’étendue vous sollicite. Un désir fou de courses vagabondes vous emporte. Là-bas, derrière le Mont de Sodome, se déroule l’Arabie mystérieuse, avec ses enchantemens et ses mirages. On rêve pour soi la vie du nomade, on souhaite ses risques, ses souffrances, sa dure liberté… Et, comme un symbole des éblouissemens qui vous attendent, l’Asphaltite vous offre le clair miroir de sa face, maintenant débarrassée des vapeurs de l’aube. L’eau transparente se moire de nuances ; des courans s’y déploient en longues lignes rigides, qui ressemblent à des canaux de mercure taillés dans un bloc de cristal. Un coup de vent s’élève, — et aussitôt le lac prestigieux change de visage.

A présent, c’est un gouffre d’azur élargi et creusé à l’infini,