Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/636

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

livre, laquelle n’en est pas une des moins admirables. Julie est la bienfaisance, la sensibilité convertie à la sagesse ; Julie est le bonheur, la joie ; elle a surmonté sa passion, et, dans les élans d’enthousiasme que lui inspirent les vertus de M. de Wolmar et son héroïque confiance, elle a déclaré, je le répète, maintes et maintes fois, qu’elle serait la dernière des femmes et la plus indigne de vivre si elle était capable de laisser se rallumer dans son cœur un amour dont elle a horreur. Elle se croit guérie, elle se flatte d’avoir guéri Saint-Preux, et voilà que tout à coup elle meurt des suites d’un funeste accident et que pour elle cet accident est le plus grand des bonheurs. De son lit de mort voici les dernières paroles qu’elle adresse à Saint-Preux :

« J’ose m’honorer du passé ; mais qui m’eût pu répondre de l’avenir ? Un jour de plus peut-être, et j’étais coupable ! Qu’était-ce de la vie entière passée avec vous ? Quels dangers j’ai courus sans le savoir ! Adieu, adieu, mon cher ami… Hélas ! J’achève de vivre comme j’ai commencé. J’en dis trop peut-être dans ce moment où le cœur ne déguise plus rien… Non, je ne te quitte pas, je vais t’attendre… Je meurs dans cette douce attente : trop heureuse d’avoir acheté au prix de ma vie le droit de t’aimer toujours sans crime ! »

Demain, demain peut-être ! Et voilà, ce qu’est la sagesse de Julie ! Une question de temps ! Une heure, une minute de plus, et de son propre aveu, elle sera devenue indigne de vivre. Car ce n’est pas moi qui la juge, à Dieu ne plaise ! C’est elle-même qui se juge. Non, jamais homme ne s’est plus impitoyablement condamné que Rousseau en traçant ces dernières lignes de son roman. En les lisant, on croit entendre le bruit sourd d’un édifice qui s’écroule. C’est en effet l’écroulement de la philosophie du cœur sensible. Et voilà l’un de ces coups que son bon sens inexorable porte à ses chimères ! O philosophie du sentiment ! Que vous êtes belle, que vous êtes noble, que vous êtes parée d’une douce poésie ! Mais il faut que Julie meure aujourd’hui, car demain peut-être… Dites-moi que Julie n’est qu’une femme, une femme charmante, malheureuse et qu’une fatalité pèse sur elle et me voilà prêt à l’aimer et à la plaindre. Mais du moment que vous nous déclarez qu’il n’y a qu’une Julie au monde et que le ciel l’a donnée à la terre pour y montrer toute l’excellence dont une âme humaine est susceptible, je réponds : non, s’il s’agit d’adorer, c’est ailleurs que je porterai mes