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adorations ; car il y a quelque chose de plus excellent dans la nature humaine qu’un cœur sensible qui n’est que sensible, qui a tous les charmes, toutes les vertus même de la sensibilité, mais qui en a aussi toutes les incertitudes, toutes les inconstances, qui perd sa force avec son enthousiasme, qui risque de sentir aujourd’hui autrement qu’il ne sentait hier ; qui aujourd’hui dans le ciel, demain peut-être se réveillera dans la boue ! Non, ce n’est pas là ce qu’il y a de plus excellent dans la nature humaine. Et dès qu’il s’agit de respect, ce qu’il faut respecter par-dessus tout, c’est une de ces âmes rares qui savent ce qu’elles veulent et qui le veulent jusqu’à la mort ; une âme qui a une règle et à qui cette règle est plus chère qu’elle-même ; une âme qui a l’héroïsme de la volonté, de la foi, de la raison et qui, à l’heure du trouble et de la détresse, sent accourir autour d’elle ces divines étrangères qu’on appelle des idées et les entend lui dire : Ne crains rien, nous combattons à tes côtés ; nous, les filles du ciel, nous te couvrirons de nos épées.

Et après cela, que dirai-je de Saint-Preux ? J’ai fait son portrait flatté, en faisant celui de Rousseau, car Saint-Preux, c’est Rousseau, mais diminué. Saint-Preux non plus n’est pas vertueux, bien que le mot de vertu revienne souvent sur ses lèvres. Saint-Preux est faible et exalté, faible parce qu’il est exalté, exalté parce qu’il est faible. Il aime le bien, il a rarement la force de le faire. Il se dit sans cesse : Demain j’aurai un grand caractère, et il n’en a point, pas même un petit. Quand l’enthousiasme le prend, il forme de sublimes résolutions ; il s’envole vers le ciel et l’instant d’après, nouvel Icare, il retombe lourdement sur le sol. La vertu est chez lui une fièvre ; quand il a le pouls tranquille, il est plat. C’est un héros en rêve. Il est idolâtre de ses chimères ; il porte en lui un idéal abstrait qui le rend intolérant pour toutes les réalités. Cet homme qui ne sait ni contrôler, ni gouverner son cœur, se sent capable de gouverner l’humanité qu’il critique et ravale sans pitié et qu’il voudrait ramener à la raison. Au fond, il est né pour vivre dans un monde où rêver ce serait agir, ou agir ce serait rêver. Il acquiert toute sa taille quand il se retire dans la solitude et qu’il y contemple. Alors le monde entier se transforme pour lui en un songe magnifique, et ce songe fait palpiter son cœur de sublimes émotions qui s’écoulent sur ses lèvres en flots d’harmonie. Mais bientôt il s’éveille, et il n’est plus que Saint-Preux,