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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/678

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semble, aux drapeaux, qu’il y a ici trois peuples, mais au fond il n’y en a que deux : les Anglo-Saxons, gens qui savent pourquoi ils sont ici, — et les Français qui n’en savent rien : tous d’ailleurs, gens de qualité, bien nourris, tirés à quatre épingles, et fort préoccupés de faire paraître, dans les paysages et les guerres du Nouveau monde, les élégances, les manières et les politesses exquises de l’Ancien.

Mais dans tout cela, où est M. Jean-Paul Laurens ? Quelle analogie y a-t-il entre les œuvres anciennes de ce maître et cette estampe du XVIIIe siècle, à la façon de Moreau le Jeune ? Pour que l’illusion soit plus complète, les soldats de l’armée anglaise, les soldats habillés de rouge, ont jusqu’à onze têtes de hauteur comme ceux de Gravelot. Si les critiques de l’avenir ne veulent pas se résoudre à admettre qu’un artiste peut se divertir à essayer des genres et des styles très différents, ils écriront très bien ceci : « Au Palais de Justice de Baltimore, une très ancienne décoration représentant la prise de Yorktown, œuvre d’un Français du XVIIIe siècle, dont le nom malheureusement n’a pu être retrouvé. Quelques-uns l’attribuent à Blarenberghe, mais il paraît difficile que ce maître, connu seulement par des œuvres microscopiques conservées au Musée de Versailles, ait produit cette décoration considérable. D’autres l’attribuent à Jean-Paul Laurens, l’auteur de la belle Mort de sainte Geneviève qui est au Panthéon de Paris, mais cela ne soutient pas l’examen. D’abord, il n’y a aucun rapport entre la couleur sombre et les larges gestes enveloppans du Panthéon et les couleurs gaies et crues et les gestes raides de Baltimore. Ensuite les figures de la Reddition de Yorktown ont presque toutes onze têtes. Or les figures de Jean-Paul Laurens, dans la seule œuvre qui nous soit restée de ce grand artiste, la Mort de sainte Geneviève, n’ont généralement que la taille normale, de sept têtes et demie à huit têtes. Il est donc tout à fait impossible que ces personnages soient de la même main. Longtemps on a identifié les œuvres d’art sans prendre garde à ces dissemblances, mais maintenant les sûres méthodes de la critique américaine ne nous permettent pas de tomber dans de telles erreurs… »

L’archéologie appliquée aux toiles contemporaines s’exprimerait-elle ainsi ? Ce n’est pas certain, mais c’est possible.


ROBERT DE LA SIZERANNE.