Aller au contenu

Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 57.djvu/947

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

habitués de son célèbre salon de Streatham Place. Au premier rang de ces habitués figurait l’admirable Johnson, dont elle s’était constituée, tout ensemble, la confidente, l’élève, et l’initiatrice aux secrets de la vie mondaine. Mais Johnson, tout en se laissant cajoler et flatter par la grosse dame, s’était lié surtout avec son mari, l’honnête brasseur ; et lorsque celui-ci, en mourant, avait ingénument confié au vieil écrivain la double charge de veiller sur sa femme et sur sa fortune, l’auteur de Rasselas n’avait pu se défendre de désapprouver la hâte avec laquelle Mme Thrale procédait à son nouveau mariage avec Piozzi. Sur quoi la dame, pour se venger, se mit à rédiger une longue série d’anecdotes plus ou moins travesties, publiées ensuite par elle dès le lendemain de la mort de Johnson, et où, sous prétexte de nous raconter ses relations avec le grand homme, elle n’a rien négligé pour nous rendre comique, et parfois odieuse, la mémoire d’un maître longtemps adulé. C’est là, au demeurant, le seul trait de sa vie qui mérite aujourd’hui de nous intéresser ; car il ne nous importe guère de savoir, après cela, que la cuisine que son premier mari et elle offraient aux gens de lettres dépassait en abondance, sinon en perfection artistique, celle des « déjeuners » de Mme Montagu, et que les vins de la cave du brasseur avaient la réputation d’être aussi excellens qu’était détestable la bière en échange de laquelle le ménage des Thrale les avait achetés.


Quelle différence entre ces « Bas Bleus » de la première catégorie et ceux de la seconde, je veux dire d’authentiques « bas bleus » tels qu’une Mme Chapone ou une Hannah More, réduites à vivre du produit de leur plume ! Sans compter que l’une au moins de ces femmes de lettres, Elisabeth Carter, joignait vraiment à l’élégante et discrète pureté de sa vie un talent littéraire qui mériterait de lui conserver, jusque parmi nous, l’estime respectueuse témoignée jadis par ses contemporains à la jeune traductrice du Manuel d’Epictète. De l’avis unanime des connaisseurs, il n’y a pas une des nuances du texte grec de ce Manuel que la jeune femme n’ait parfaitement comprise et rendue, en même temps qu’elle donnait à sa prose anglaise une allure à la fois très gracieuse et très simple, infiniment éloignée de l’emphase trop commune, en Angleterre comme chez nous, à la plupart des traductions classiques d’autrefois. Et un mélange pareil d’ingénieuse pénétration féminine, de sagesse doucement souriante, et de simplicité se retrouve dans les quelques écrits originaux qu’elle nous a laissés. Que l’on voie de quelle spirituelle façon elle-même a résumé