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eux-mêmes et de mettre le public dans la confidence du détail de leur vie et souvent du détail de leurs sensations.

Mais, en revanche, si le cœur sensible est délicat pour lui-même, il l’est, aussi pour les autres. En s’étudiant, on acquiert le sens de comprendre son prochain ; on entre dans la position, dans les goûts, dans les sentimens d’autrui. Quand le cœur sensible est noble et généreux, les sensations des autres l’affectent comme les siennes propres. Il possède celle belle faculté dont un moraliste anglais du XVIIIe siècle voulut faire le principe, la pierre angulaire de la morale, la faculté de la sympathie, dont la valeur à coup sûr est incontestable. La sympathie ! Smith en fait non seulement une vertu, mais la vertu centrale. Il a tort ; la sympathie est plus et moins qu’une vertu, elle est un don, le charme suprême, le lien des âmes ; elle fait la douceur des commerces avec les hommes. Accordons-lui ce nom de vertu que Smith revendique pour elle ; nous dirons quelle est la vertu sociale par excellence. La sympathie, même sans la bienfaisance, est encore un trésor ; mais la bienfaisance sans la sympathie… il faut plaindre ceux qui en sont l’objet et que les rigueurs de leur destinée condamnent à subir ses bienfaits.

Eh bien ! la sympathie sans limite, la sympathie humanitaire fut la vertu ou le don par excellence du XVIIIe siècle ; et on peut lui appliquer le mot de l’Évangile : qu’il sera beaucoup pardonné à qui aura beaucoup aimé. Et pourquoi la faculté sympathique domine-t-elle dans la société française de ce temps, à l’exclusion d’autres vertus tout aussi importantes ? Parce qu’à cette époque la royauté française a fait son œuvre et qu’elle est bien près d’avoir effacé et détruit ce qui restait des institutions du moyen âge.

La société féodale était fortement organisée. Or, ce qui caractérise un être organisé, c’est la distinction des fonctions de la vie et des organes par lesquels s’exercent ces fonctions. Et de même dans une société fortement organisée, on voit régner la spécialité des fonctions ; et ce fut là le trait essentiel de la société européenne au moyen âge. Les classes y sont nettement tranchées et séparées entre elles par des barrières ; il n’est pas jusqu’à la différence des costumes qui ne servît à marquer cette séparation. Il n’y avait alors, pour ainsi dire, point de grande société, de société générale qui réunît et confondit tous les