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après, M. Rohde lui écrivit sur Taine, en bon Allemand qu’il était, une lettre que nous n’avons pas, mais qui devait être un peu lourde à en juger par ce que Nietzsche en dit. Nietzsche rompit avec Rohde par la lettre suivante : « Je te prie de juger M. Taine avec plus de raison. Des grossièretés, telles que tu en dis et penses sur lui, m’agacent. Je pardonne au prince Napoléon, pas à l’ami Rohde. Quiconque mésentend cette race, d’esprit sévère et de grand cœur, il m’est difficile de croire qu’il puisse rien entendre à ma tâche… » Toutes relations cessèrent.

Les philistins s’écartaient, les admirations venaient. Devancé par Taine, M. Brandès, qui soutient toujours que les Français sont invariablement les derniers à s’apercevoir de ce qui se passe dans l’Europe intellectuelle, M. Brandès arrivait cependant, à son tour. Il écrivait à Nietzsche une lettre, que je ne trouve pas, comme M. Halévy la trouve, « merveilleusement intelligente et vive » (quelles expressions M. Halévy trouvera-t-il pour Renan ?) mais que j’estime très sensée et très cordiale : « Je respire en vous un esprit nouveau, original. Je ne comprends pas toujours où vous voulez aller ; mais bien des traits s’accordent avec mes pensées et mes sympathies : comme vous, j’estime peu l’idéal ascétique ; comme à vous, la médiocrité démocratique m’inspire une répugnance profonde ; j’apprécie votre radicalisme aristocratique [bonne formule]. Le mépris où vous tenez la morale de la pitié est une chose qui n’est pas tout à fait claire pour moi… Sur vous je ne sais rien. Je vois avec étonnement que vous êtes professeur, docteur. En tout cas, je vous fais mes complimens de ce que vous soyez, intellectuellement, si peu professeur. » (Je ferai remarquer à M. Brandès que Renan et Taine étaient professeurs et docteurs, un nommé Kant aussi et un nommé Hegel. Mais remarquez la grandeur d’âme de M. Halévy, qui, professeur et docteur, cite ces gentillesses danoises en mettant en marge : « merveilleusement intelligent. »)

Donc la gloire venait. Qu’aurait dit Nietzsche, quelle eût été sa joie s’il avait su qu’à ce moment même, un jeune Français, qui n’avait jamais lu une ligne de lui, se rencontrait avec lui dans le mépris des « Barbares » et le « culte du moi ? »

La gloire venait trop tard. Nietzsche était atteint aux sources vives. Sa vie, qui avait été une continuelle maladie nerveuse, s’épuisait, se consommait elle-même. Pendant l’hiver de 1887-1888, qu’il passa à Turin, il se sentit malade de l’âme incu-