Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/233

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

fantastiques ont semblé plus piteux encore. Un fade paysage, aux tons de crème fouettée et d’œufs à la neige, a parfaitement contredit et dénaturé la sombre incantation de Méphistophélès veillant Faust endormi contre une butte de carton et parmi quelles roses ! Quant à la « course à l’abîme, » on n’en a rien vu, pas plus que de la catastrophe infernale, et, pour finir, l’âme de Marguerite s’est élevée au ciel parmi des colonnades et des portiques de verdure. Sans compter que le moindre détail fut ici digne de l’ensemble. Ainsi l’on put longuement contempler l’humble héroïne, cousant d’abord, puis dormant, rêvant et pleurant dans un fauteuil armorié : les armes des Oppenheim, si l’on en croit le chœur injurieux des voisins : « Holà ! mère Oppenheim, vois ce que fait ta fille ! »

M. Renaud est le Méphistophélès pittoresque, à la Delacroix, que vous savez. La voix de M. Franz est une belle voix de ténor. Mme Grandjean donne un air de santé magnifique, vocale et autre, à celle qu’on n’oserait jamais, la voyant et l’entendant si gaillarde, appeler du petit nom de Gretchen. Les chœurs chantèrent fort bien un chœur, celui de la taverne, et l’orchestre joua presque mal ou mal, plutôt mal, tout le temps.


Ne laissons pas disparaître sans un adieu la grande ombre de Pauline Viardot. Notre génération n’avait guère connu que de nom l’illustre artiste qui vient de mourir presque nonagénaire. Je la revois pourtant et je l’entends encore telle que je l’entendis, il y a bien longtemps. C’était un jour, un dimanche de mon enfance, au concert Pasdeloup. Avant qu’elle n’entrât, le chef d’orchestre fit une annonce. Mme Viardot, souffrant d’une fluxion, demandait l’indulgence du public. Elle parut. Elle n’était plus jeune et les années commençaient de donner à son visage, à sa physionomie, un air étrange et même un peu farouche, que certaine mentonnière, nouée à la diable, accentuait encore. Un léger mouvement, un demi-sourire courut à travers la salle. Mais à peine eut-elle commencé de chanter, à peine se furent ouvertes ces lèvres tragiques et ce jour-là plus que jamais tourmentées et douloureuses, qu’un autre frisson, tout autre, passa. Que chanta-t-elle alors ? Gluck, je crois, et Schubert, et, s’accompagnant au piano, des chansons d’Espagne, de sa patrie. Je me souviens surtout de mon émotion, ou plutôt de mon saisissement. Et jamais, depuis lors, il ne me fut donné de l’entendre. Plus tard, bien plus tard, quand j’eus l’honneur de la connaître, il y avait longtemps qu’elle ne chantait plus. Sa voix était tombée, mais jamais ne devait s’éteindre