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pour la France aristocratique ce grand seigneur précepteur d’un prince ? Certes on lui sait gré d’avoir été l’adversaire de Bossuet, disgracié par Louis XIV. Mais cela même ne suffit pas. Il faut des raisons plus profondes, plus mystérieuses. Il faut que les partisans du nouvel ordre de choses aient deviné en Fénelon, et sinon précisément dans aucune de ses idées, de ses théories et de ses vues, du moins dans l’ensemble de ses tendances et dans l’espèce de sa sensibilité, un précurseur tel quel. C’est à ce point de vue que s’est placé M. Jules Lemaître. Et c’est ce qui donne à son étude de l’unité en même temps qu’une saveur originale.

Fidèle à cette « idée directrice, » le biographe de Fénelon y reviendra maintes fois et aura soin de nous y ramener à maints détours de son étude ; mais il n’aura garde d’y subordonner le portrait tout entier comme à une « idée maîtresse. » Sa méthode n’est pas celle de Taine ; elle est restée, comme à l’époque des Contemporains, beaucoup plutôt voisine de celle de Sainte-Beuve. Ce à quoi excellait la manière déliée et minutieuse d’un Sainte-Beuve, c’était à démêler l’extrême complexité d’un caractère, d’une œuvre, d’un esprit. Et qui fut plus complexe que Fénelon ? Il n’était pas simple, remarque à plusieurs reprises M. Jules Lemaître. Et l’on voit bien que cette multiplicité, — je n’ai pas dit cette duplicité, — qui réunit tant d’hommes en un seul et associe tant de contradictions, réjouit sa finesse de psychologue. Il y a d’abord, dans François de Salignac de La Mothe Fénelon du gentilhomme, et c’est un trait qui le distinguera de Bossuet, qui est bourgeois. De là sans doute une élégance, une manière aisée, détachée, supérieure, et ce je ne sais quoi de dédaigneux qui sent son grand seigneur. Mais de là aussi une certaine conception de l’honneur, ou du point d’honneur, qui se révélera à l’instant décisif de la carrière de Fénelon et qui pourra bien être l’une des causes déterminantes de sa grande infortune. Méridional, il joint à un goût de la raillerie une imagination vive, mobile, facilement dupe du mirage. Gentilhomme pauvre, flanqué de quatorze frères et sœurs, c’est un cadet de Gascogne. Il est ambitieux et insinuant, désireux de parvenir et sachant bien qu’un des meilleurs moyens est de ne pas marchander sur le chapitre des louanges. C’est ainsi qu’il commence par se mettre dans les bonnes grâces de Bossuet et joue auprès de lui ce rôle que Phélipeaux a pu exagérer, mais non inventer. Bossuet « n’allait point dans son diocèse, écrit ce grand vicaire, sans être accompagné des abbés de Fénelon et de Langeron, son intime et inséparable ami. Quand il était à Paris, ils venaient régulièrement dîner avec lui et lui tenaient