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péniblement leurs frais, et d’autres, qui assuraient l’aisance de leurs propriétaires, sont devenus une charge.

La bourgeoisie aurait pu entreprendre la lutte et pour cela évoluer, s’adapter : elle aurait pu revenir en arrière, remonter au point où l’on était quand on quitta la charrue pour devenir bourgeois, ressaisir à pleines mains ces mottes de terre d’où était sorti le premier noyau de la fortune, essayer des méthodes nouvelles de travail, créer des industries agricoles, y consacrer les capitaux dont on disposait. Il aurait fallu pour cela de l’entrain physique, de l’énergie morale, une mentalité souple, combative, moderne, débarrassée de certains préjugés. Tout cela a manqué. Il n’y a eu que des efforts partiels, isolés, souvent mal conduits. Les jeunes générations montrent peu de goût pour la terre, dont elles n’ont pas connu la prospérité, dont elles n’entendent parler qu’avec des plaintes et des récriminations. Elles se dirigent vers d’autres carrières, le commerce et l’industrie, plus volontiers vers le droit et la médecine, plus volontiers encore vers les fonctions publiques. Quand ils apprennent que dans une dot il n’y a que des biens ruraux, les épouseurs se refroidissent. Et tout le monde de quitter les champs pour la ville ! On abandonne les faire-valoir directs, on renonce à la surveillance des métayers, on afferme à vil prix, et surtout on vend… quand on peut. Impossible de causer avec un bourgeois sans qu’il se plaigne et vous dise : Ah ! si je pouvais vendre ! En Gascogne., toutes les terres de la bourgeoisie sont virtuellement à vendre.

On devine bien que la défaite économique ne va pas sans certaines souffrances morales qui précipitent l’abandon de la terre. Autrefois la propriété rurale donnait une véritable influence, et, sous le régime censitaire, elle offrait l’attrait des droits électoraux. Plus tard, dans les trente premières années du suffrage universel, un bourgeois mesurait encore son influence à l’étendue de son domaine. Vers la fin du second Empire, la terre fut payée à des prix si élevés que, même bien administrée, — et alors la bonne administration était facile, — elle donnait à peine 2 pour 100, tandis que les placemens mobiliers les plus solides donnaient facilement cinq. Cette élévation des prix n’était pas économiquement justifiée : il s’y mêlait un autre élément, un élément moral, 6t c’est en grande partie celui que j’indique.

Aujourd’hui, plus rien de tel n’existe, ou plutôt c’est l’inverse qu’on constate. Laissons de côté l’amoindrissement social