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au sérieux ses fonctions nouvelles ; on nous dit qu « ’il se fit surtout adorer de ses justiciables par son caractère élevé, aimable et éminemment conciliant ; » mais il ne se sentait décidément pas fait pour la chicane, et au bout de deux années, il déclina une réélection qu’on lui offrait.

À Villeneuve, il avait fait la connaissance d’une famille distinguée, celle de MM. Moreau de Bussy : ils avaient une sœur qui ne s’était point mariée, se sentant utile à ses frères, à une nièce qui n’avait plus de mère, à une vieille mère infirme. La mort vint la libérer de quelques-uns des devoirs qu’elle avait assumés. Joubert avait pu apprécier ses rares et solides qualités ; il compatit à ses tristesses et lui prodigua ses consolations d’ami. « Ce qui ne pouvait manquer d’arriver » arriva. « Je répands, écrivait Joubert, de bonnes liqueurs dans un vase rempli de larmes : il faudrait d’abord les détourner et les tarir, et nulle main ne le peut faire, si ce n’est peut-être la mienne. Je la consacre à cet emploi. » On y consentit sans peine, et leur mariage fut célébré à Paris le 8 juin 1793.

Il semble que, de la part de Joubert, ce fut surtout un mariage de raison. Mme Joubert fut-elle beaucoup plus pour lui qu’une excellente ménagère ? Je ne sais ; mais on entrevoit, entre les caractères des deux époux, d’assez vifs contrastes, et les biographes nous avouent « des discussions fréquentes. » Très bonne, très dévouée, d’esprit peut-être plus ferme et plus décidé qu’ingénieux et subtil, d’humeur un peu sauvage et d’allures un peu brusques, elle « s’attachait, nous dit-on, à ne considérer la vie que du côté pratique et journalier. » En un mot, elle fut la raison, non point la poésie de ce foyer. Joubert s’en rendit très vite, — trop vite peut-être, — très nettement compte. Je n’aime pas beaucoup la manière très détachée, un peu supérieure, presque ironique, dont il parle de sa femme. « Sa justesse et votre mérite, écrivait-il à Mme de Beaumont, cadrent ensemble si parfaitement, que je ne puis rien dire, en voire honneur et gloire, qu’elle ne le pense. » Et à Mme de Pange : « Je compte beaucoup sur votre discernement pour démêler des sentimens et un mérite qu’elle a la mauvaise habitude de ne pas étaler assez. Autrefois, quand je la rencontrais dans sa société, il me, semblait toujours voir une violette sous un buisson. Depuis, le destin a marché sur elle ; ses douleurs l’ont foulée aux pieds, et ses feuilles la cachent « aux yeux. » Et à Mme de