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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/789

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que toutes ces causes ont dû agir sur lui parallèlement et successivement. Ce qui est sûr, c’est que cette évolution, dont nous avons pu noter certains signes précurseurs dans le Précis historique sur Cromwell, semble à peu près achevée au moment de son mariage. Les lettres qu’il écrit en 1792 à celle qui va être bientôt Mme Joubert pour la consoler des deuils qui l’ont frappée sont empreints de sentimens non seulement religieux, mais chrétiens : il y parle de Dieu, de la Providence, des anges, de l’immortalité. « L’opinion de l’immortalité, qui est la vôtre, écrit-il, et que je partage, est vraie, consolante et belle. » Et encore : « Ah ! si nous devenons des anges (et que pouvons-nous devenir autre chose dans une meilleure vie ? )… » Il se représente lui-même disant à Dieu : « Vous le voyez, Seigneur, je ne puis faire davantage ! Pardonnez à mon infirmité et au cours des événemens. » Nous voilà bien loin de la « philosophie », du Précis historique sur Colomb.

Aussitôt après son mariage, Joubert s’était retiré à Villeneuve, dans la famille de sa femme. Par un heureux hasard, la tourmente révolutionnaire devait épargner cette petite ville, et les nouveaux époux purent y passer des jours relativement paisibles. Un fils leur naissait l’année suivante, qui ne devait pas remplir toutes les espérances qu’il avait d’abord fait concevoir : son caractère bizarre, son apathie morale firent souvent dans la suite le désespoir de son père. Celui-ci commença par goûter vivement son nouveau bonheur. Il écrivait dans son Journal à l’occasion de cette naissance : « Après tant de craintes si heureusement démenties, je me suis dit : Réjouis-toi ; j’ai gardé la maison et me suis promené dans le petit jardin pour me recueillir dans la joie. »

Ce fut vers le même temps que Joubert contracta la première, et peut-être la plus profonde de ces amitiés féminines qui ont été la parure, la joie innocente, la constante et tendre habitude des trente dernières années de sa vie. Dans le courant de 1794, on vint arrêter, aux environs de Villeneuve, deux nobles familles qui s’y étaient réfugiées, celle de M. de Sérilly et celle de M. de Montmorin : Mme de Beaumont[1], la fille de M. de

  1. Voyez sur la Comtesse Pauline de Beaumont le livre d’A. Bardoux (Paris, Calmann-Lévy, 1884), qui a d’abord paru ici même, le pénétrant article de M. Paul Bourget dans ses Études et Portraits, et le joli livre tout récent de M. André Beaunier, Trois amies de Chateaubriand (Fasquelle).