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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 58.djvu/807

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Joubert : « Ceux à qui Racine suffit sont de pauvres âmes et de pauvres esprits ; ce sont des âmes et des esprits restés béjaunes et pensionnaires de couvent. Admirable, sans doute, pour avoir rendu poétiques les sentimens les plus bourgeois et les passions les plus médiocres, il ne tient lieu que de lui-même. C’est un écrivain supérieur, et en littérature, c’est tout dire. Mais ce n’est point un écrivain inimitable. Pradon, lui-même, a fait beaucoup de vers pareils aux siens. » — Racine renvoyé aux « pensionnaires de couvent ! » Joubert, qui lisait tout, n’a-t-il donc pas lu Phèdre ? Et, s’il l’a lue, n’a-t-il donc pas vu tout ce que le drame recouvrait de profonde vérité, même physiologique ? Passons sur cette stupéfiante, et d’ailleurs probablement unique méprise. Mais d’autres pensées sont bien subtiles, et bien « tirées par les cheveux. » D’autres encore sont exprimées par des métaphores si imprévues, si abondantes, si incohérentes aussi parfois, qu’il faut faire effort pour les entendre, et qu’on est tenté d’appliquer à l’auteur une autre de ses maximes : « Les mots, comme les verres, obscurcissent tout ce qu’ils n’aident pas à mieux voir. »

Mais il y aurait sans doute quelque injustice à trop insister sur ces imperfections, que Joubert nous eût apparemment dérobées, s’il avait été son propre éditeur, et qui sont l’inévitable rançon de toute publication posthume. Soyons sûrs que nous avons singulièrement gagné à ne pas connaître les brouillons de La Rochefoucauld ou de La Bruyère. Au reste, c’est par leurs qualités, plus que par leurs défauts, que les écrivains valent, s’imposent et se classent. Et celles de Joubert sont assez hautes pour attirer et retenir l’attention de la critique.

Ce qui frappe d’abord dans ce recueil de Pensées, c’est l’extrême variété des sujets qui y sont successivement abordés. On a vite fait le tour de la pensée d’un La Rochefoucauld, même d’un La Bruyère : avec Joubert, on se sent en présence d’un esprit infiniment plus curieux et plus accueillant. A vrai dire, il n’est guère de question à laquelle il ne se soit intéressé, et sur laquelle, rapide ou perçant, il n’ait tenu à dire son mot. Métaphysique et morale, politique et pédagogie, esthétique et histoire de l’art, théologie et littérature, psychologie et sciences même, les anciens et les modernes, il lisait tout, réfléchissait sur tout, parlait ou écrivait sur tout. « Ayons le cœur et l’esprit hospitaliers, » dit-il quelque part ; et on le voit, dans sa