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régularité dans le travail. Chez les populations primitives du Congo, ces défauts communs à la race noire, se trouvent plus accentués peut-être à raison de l’isolement dans lequel elles ont vécu au sein de la grande forêt tropicale.

La question sociale en Afrique est donc très complexe. Les Belges apportent d’autant plus de circonspection à en chercher les solutions, qu’aux difficultés qu’elle présente s’ajoute, dans leur esprit, une méfiance instinctive contre les conseils venus du dehors et notamment d’Angleterre. Ils prétendent que la philanthropie anglaise se confond souvent avec des intérêts politiques : la campagne contre l’oppression des Cafres par les Boërs ne fut-elle point l’une des causes de la guerre du Transvaal, et la croisade contre les corvées imposées par Lesseps à ses ouvriers à Suez, n’a-t-elle point précédé la substitution de l’influence anglaise à l’influence française en Egypte[1] ?

La Belgique n’entend point que la lutte contre le travail forcé soit le préambule d’une action politique et pour justifier ses appréhensions, elle s’abrite derrière les avertissemens des hommes d’Etat anglais eux-mêmes[2].

On ne peut cependant, dans cette situation, trouver une

  1. L’histoire de ces menées a été écrite par M. J. Charles-Roux (l’Isthme et le Canal de Suez, Paris, 1906) ; elle offre de singulières analogies avec la Campagne actuelle contre le Congo belge. — M. Charles-Roux raconte notamment comment « des ouvertures furent faites à M. F. de Lesseps pendant son séjour à Londres par un personnage officiel, organe de lord Palmerston. Il lui fut déclaré que s’il consentait à admettre que l’Angleterre prît possession de Suez et gardât ainsi le passage du canal, l’opposition du Cabinet anglais cesserait (t. I, p. 212). » Ces propositions ayant été repoussées, l’Angleterre chercha à émouvoir l’opinion en l’apitoyant sur le sort des fellahs recrutés par le travail forcé. — Étant parvenue à en obtenir la suppression (6 février 1864), la presse anglaise manifesta sa joie. — Pourquoi ? Est-ce dans une pensée humanitaire ? — Un passage d’un article du Standard va nous renseigner : « Le travail ne pourra plus être obtenu qu’au moyen de dépenses énormes. Que diront alors les actionnaires, ces pauvres spéculateurs, en France, en Egypte, en Turquie ? Ils seront ruiné ». » Cependant l’énergie de M. de Lesseps vient à bout de tous les obstacles ; le 20 novembre 1869, le canal est inauguré. Alors l’Angleterre change de tactique ; n’étant point parvenue à abattre l’entreprise, elle en arrache le bénéfice à la France en achetant au khédive Ismaël 176 602 actions (1875). On sait que ce fut le prélude de l’occupation anglaise en Egypte.
  2. Gladstone n’a-t-il point écrit contre son propre pays cet injuste réquisitoire : « Dans toutes les questions soulevées au sein des conseils des Puissances européennes, le gouvernement anglais s’est posé en champion non de la liberté, mais de l’oppression… On peut dire, avec vérité, que pour traiter les questions des destinées humaines, il eût mieux valu, dans l’intérêt de la justice et de la liberté, que la nation anglaise n’eût jamais existé. Affectant un jour un respect jaloux des traités, nous les avons foulés aux pieds le moment d’après. » (Nineteenth Century August, 1879, p. 204.)