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tourmentait cette société, c’est le besoin de rêver qui s’empare d’elle. Par momens, elle se sent lasse d’elle-même, elle cherche à s’étourdir, à s’oublier ; ses plaisirs lui semblent fades, ses raffinemens l’ennuient. Aussi les bergeries reviennent à la mode ; à ce point que Marie-Antoinette en personne s’en va jouer à la bergère à Trianon. Plus d’une grande dame avait son agneau, un joli agneau blanc, paré de faveurs bleues et roses, et, tout en le regardant brouter, elle lui chantait des romances du temps. Ce goût de rêverie pastorale se révèle jusque dans les modes. En 1788, on se met à porter des fracs à queue d’hirondelle ornés de larges boutons composés d’un cercle en cuivre doré dans lequel on enchâssait, sous un verre, des brins de mousse, des sauterelles et de petites mouches. En 1788, on avait imaginé la coiffure à la jardinière faite d’une serviette à liteaux rouges dans laquelle le célèbre Léonard entortillait artistement un jeune artichaut, une jolie carotte et quelques petites raves. La comtesse Charles de Lamotte en fut, dit-on, si charmée qu’elle s’écria : « Je ne veux plus porter autre chose que des légumes. Cela a l’air si simple, des légumes ! C’est plus naturel que des fleurs ! »

La Nature ! Ce mot est dans toutes les bouches. L’état de nature ! Ce terme est dans toutes les théories. Les bergeries sont à la mode ; mais cette fois, ce sont des bergeries utopiques. La société de ce temps sent sa vieillesse, sa décrépitude ; cependant, elle ne songe pas à mourir ; elle veut se rajeunir par des moyens magiques, retourner à l’enfance. Il lui faut une fontaine de Jouvence où elle puisse noyer ses rides, ses ennuis et ses années.

Deux grandes doctrines sur l’histoire de l’humanité se partagent alors les esprits. D’une part, Turgot, le ministre philanthrope, et, après lui, Condorcet développent le système de la perfectibilité indéfinie de l’humanité. De siècle en siècle elle s’avance, sans jamais reculer, vers un état de choses accompli où régnera le souverain bonheur. D’autre part, Bailly transporte dans le passé, aux origines mêmes de l’histoire, le règne de l’âge d’or ; il suppose qu’aux premiers jours du monde un peuple antédiluvien habita les hauts plateaux de l’Asie, peuple de bergers, à la fois sage, savant, vertueux, inventeur, découvrant les arts, les sciences, et conciliant avec les lumières d’une civilisation avancée le charme et les douceurs de l’innocence pastorale.