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pourrait-on démêler d’autres, non moins réels, qui semblent manifester une évolution contraire ? Socrate, nous dit-on, fonda la morale sur l’observation de l’homme. Il est vrai ; mais Socrate était une âme profondément religieuse : il croyait l’homme en communication immédiate avec le divin. Il croyait à des lois divines, dont les lois humaines sont l’imitation. Scruter la nature humaine plutôt que les légendes rapportées par les poètes, était-ce, pour lui, s’éloigner des dieux ? C’était s’en rapprocher. La morale comme science a été mise implicitement par son fondateur sous l’invocation de la Providence divine. Et l’on pourrait faire une remarque analogue au sujet de Kant, l’organisateur de la science morale dans les temps modernes. Lui aussi est, jusqu’aux moelles, imbu d’esprit religieux. On a même pu prétendre que son impératif catégorique n’était autre chose que la forme abstraite et générale des commandemens du Décalogue.

Le fait que parfois le nourrisson bat sa nourrice n’empêche pas qu’il ne lui doive la force qu’il emploie contre elle. Il n’est nullement absurde de voir, dans nos idées de justice, de devoir, de dignité, de droiture, d’altruisme, de solidarité, d’humanité, de soumission aux lois de l’univers, une simple transposition des commandemens des religions touchant l’obéissance à Dieu, la protection des faibles, le soulagement des misères, la charité, le salut, les destinées supra-individuelles de la personne humaine. Certes, Moïse, Bouddha, Jésus, saint Paul, Mahomet, Luther n’enseignent pas des dogmes abstraits. Leur effort tend à transformer la vie extérieure et intérieure de l’homme, à la rendre plus puissante, plus profonde, plus pure, plus noble. Mais que ces créations concrètes soient soumises à la réflexion des philosophes, ou même simplement à cette action naturelle de l’habitude, qui, peu à peu, détache les actes de leur principe et les effets de leur cause : et les religions donneront naissance, précisément, à des codes de morale tels que ceux qui sont en vigueur parmi nous.

Nos systèmes mêmes de morale dite indépendante, il est douteux qu’ils ne retiennent rien de spécifiquement religieux. Il y a religion et religion. Le respect, la certitude sans preuves expérimentales, la vie intérieure, la recherche, par-delà notre moi égoïste et satisfait, d’un meilleur moi, capable de souffrir des souffrances d’autrui et de se dévouer à quelque fin idéale,