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déjà vu, l’éternité immobile, que postulent nos concepts. Pourtant, la connaissance est la fusion d’un concept avec une intuition. Et la manière dont s’opère cette fusion décide de sa valeur. Nous avons une tendance à unir automatiquement les concepts et les intuitions qui se présentent ensemble à notre conscience. Mais ces associations fortuites sont sans portée scientifique. Les seules combinaisons de concepts et d’intuitions qui aient chance d’être approuvées par la généralité des intelligences sont celles qui sont opérées sous le contrôle d’une faculté de l’esprit qui domine et les intuitions et les concepts, et qui n’est autre que le bon sens ou la raison. La science, qui tend à mécaniser les choses, ne peut, elle-même, se faire mécaniquement. Ainsi que l’enseigne Descartes, elle a son premier principe dans la droite raison, bona mens, laquelle gouverne l’adaptation mutuelle des concepts aux intuitions et des intuitions aux concepts, de l’homme aux choses et des choses à l’homme.

Si déjà elle joue un rôle dans les sciences physiques, a fortiori la raison doit-elle intervenir dans l’étude des choses morales. Pour apprécier exactement la part qu’elle y revendique, il faut se rendre un compte exact de ce qu’elle est. La raison humaine n’est pas ce système abstrait de catégories qu’ont parfois imaginé les philosophes. Descartes se donnait pour tâche de cultiver sa raison, entendant par-là que la raison n’est pas, d’avance, toute faite en l’homme ; qu’il lui faut, par le travail, par l’effort, par une bonne volonté intelligente, la développer, la créer en soi. Pour être et grandir, la raison doit se nourrir de deux sortes d’alimens : les sciences, et l’expérience de la vie. La raison n’est pas théorique d’une part, pratique de l’autre. Kant a bien vu qu’elle est l’un et l’autre. Mais les Grecs ne se trompaient pas, qui croyaient qu’en elle l’un est inséparable de l’autre. La raison est l’unité de la pensée et de l’action. C’est ainsi qu’aujourd’hui encore l’entend la langue commune.

Appliquée aux sciences positives, elle est le bon sens, qui, de l’harmonisation des intuitions et des concepts, compose ce qu’on appelle l’objectivité. Dans l’ordre moral, elle fait plus. Comme disait Aristote, elle détermine, en ce domaine, non seulement le possible, mais le convenable, τὸ δυνατὸν ϰαὶ τὸ πρέπον (to dunaton kai to prepon). Elle étend l’idée d’objectivité, du réel à l’idéal. Elle suscite ou démêle des idées qui, pour n’être pas applicables à des objets perceptibles par nos sens, n’en sont pas moins dignes et