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effort pour assouplir ses concepts, en les adaptant aux données d’une intuition sans cesse renouvelée. Les choses morales sont si mouvantes, déliées, complexes, profondes et insaisissables, qu’à propos d’elles surtout il faut se garder de se présenter avec des moules tout faits et immuables, en déclarant que l’on ne tiendra compte que de ce qui pourra s’y conformer.

Déjà la méthode que l’on applique dans les sciences positives est loin d’avoir l’homogénéité et la rigueur absolues qu’on est disposé à lui attribuer. Elle met en jeu deux procédés essentiels : l’hypothèse et l’observation. Le point de départ nécessaire, c’est une question, c’est-à-dire une hypothèse ; car toute question enveloppe une affirmation, au moins conditionnelle. Voir pour voir, c’est se condamner à ne pas voir. L’astronome, qui sait ce qu’il doit voir, le voit, quelquefois même sans que l’objet se présente en réalité. Mais l’ignorant, qui attend de l’objet tout seul la sensation qu’il doit éprouver, ne voit que des formes confuses, ou même ne voit rien du tout. Une observation scientifique, c’est la confrontation d’une idée préexistante avec l’expérience. Le concept n’est d’ailleurs, de la méthode, que le premier élément. Le second, c’est l’intuition, aussi impartiale que possible, de la réalité donnée. Insuffisante à elle seule, l’intuition est indispensable, puisque, sans elle, l’hypothèse, manquant de frein, tend à s’ériger dogmatiquement en vérité.

Ce qui est remarquable, c’est ce que ces deux momens : conception d’une hypothèse, vérification de cette hypothèse par l’intuition, ne suffisent pas pour obtenir la connaissance cherchée. En effet, entre le concept et l’intuition, il y a une hétérogénéité irréductible. Nos concepts, c’est, avec l’apport de notre mémoire et de notre imagination, notre parti pris de simplification, notre désir de voir les choses se fixer, se distinguer, s’ordonner suivant des rapports d’identité et de contradiction, de manière à devenir nôtres, et à se transmuter en objets proportionnés à notre intelligence. L’intuition, c’est le renoncement à toute idée préconçue et à la prétention de comprendre la nature, c’est l’abandon pur et simple de l’esprit à son action, à son influence, à ses révélations. Or, selon le juste mot de l’abbé Cotin, « la nature a plus de voies pour faire les choses que nous n’en ayons pour les connaître. » Il y a toujours disproportion entre l’infini, le nouveau, le fluide, le continu, la vie, qui caractérise ses productions, et le fini, l’homogène, le