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existe, aussi bien que l’homme qui s’y conforme. Et Socrate n’en doutait pas, puisqu’il faisait de l’empire sur soi ἐγϰράτεια (egkrateia), la condition première de la connaissance même du bien. Finalement, la connexion entre la science de la vertu et la vertu, que Socrate discernait au fond de la nature humaine, était liée, dans sa pensée, à l’existence de la Providence divine et de l’harmonie universelle.

Cette conception définit la condition et comme le terrain dont l’action doit se combiner avec celle de l’enseignement moral pour que celui-ci porte ses fruits. La formule socratique exprime ainsi, non ce qui est, mais ce qui est requis pour que la morale ait une valeur pratique. Elle signifie l’impuissance radicale de la morale à se suffire.

L’intervalle qui sépare, en ce domaine, la théorie de la pratique a été si constamment et si fortement signalé, que, du point de vue même de la philosophie naturaliste, de sérieux efforts ont été faits pour le combler.

Une doctrine conçue en ce sens est celle de l’existence d’une conscience collective, dont ferait partie notre conscience individuelle, et qui la dominerait. Le bien, dans cette doctrine, n’est autre chose que l’objet auquel tend cette conscience collective. Nécessairement unie à ce Grand-Etre, dont elle est une pièce, la conscience de l’individu trouve au fond d’elle-même cette impulsion morale, cette force vivante, qu’elle ne saurait recevoir d’une formule abstraite, et qui lui est indispensable pour s’élever de la connaissance nue à l’amour et à l’action.

Il est difficile de voir dans ce deus ex machina une solution qui s’impose clairement à la raison. Comment assimiler l’existence d’une conscience collective aux faits proprement dits, qui sont véritablement objets d’expérience ? Sans doute, les consciences ne sont pas fermées les unes aux autres, comme on aimait à le dire au siècle dernier. Elles se comprennent entre elles dans une certaine mesure, et elles peuvent, en quelque manière, vibrer à l’unisson. Elles agissent les unes sur les autres. Elles se ressemblent par certains côtés, de même que, par d’autres, elles s’opposent, ce qui est encore se ressembler. Mais qu’est-ce que cette conscience collective, à la fois multiple et une, somme de nos consciences et s’imposant à elles, sinon une hypothèse, ou plutôt une métaphore, imaginée précisément pour expliquer ou exprimer l’influence mutuelle des