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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/333

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de Venise au Théâtre-Français, Alfred de Vigny écrivait à Brizeux une lettre que l’éditeur de la Correspondance a donnée en partie, mais sans reconnaître ou, tout au moins, sans indiquer à qui elle fut adressée : «… J’attends une nouvelle liste de conjurés. Qu’elle soit bien nombreuse, je vous prie ; c’est la cause de la jeunesse, et c’est une liberté de plus qu’elle m’aidera à conquérir. Cette vieille citadelle de la rue Richelieu va nous appartenir si nous ouvrons la brèche. Cette guerre, au bout du compte, est une plaisanterie assez amusante, et cette soirée nous divertira, quelque chose qui arrive, très assurément. C’est du mouvement, c’est de la vie ; depuis que j’ai quitté le service, il ne m’arrive rien, cela m’ennuie. Je me suis fait là un petit événement. — Venez donc un de ces matins avant onze heures, comme l’autre jour ; nous parlerons de tout ceci sur le champ de bataille. »

La réponse à cette lettre a été imprimée, dès 1898, dans un ouvrage riche en documens et en faits inédits, la thèse de l’abbé Lecigne sur Brizeux. Je ne crois pas inutile pourtant de reproduire cette réponse, d’après le texte autographe, qui n’avait pas été transcrit d’une manière irréprochable :

Suscription :
Monsieur Alfred de Vigny,
30, rue de Miroménil, Paris.


11 octobre 1829.

Je vous prie, Monsieur, de bien croire ceci que, tout ami que je suis de Shakspeare, c’est pour vous surtout que j’aimerais à combattre[1]. Et puis, vous le savez, la gloire des morts, toute grande qu’elle soit, est celle qu’on envie le moins : ce triste bonheur, vous en jouirez un jour.

Voici une nouvelle liste de conjurés, comme vous les appelez. Je les crois bien dévoués, et vous réponds de leur zèle, sinon du reste. D’ailleurs leur dévouement leur sera facile : Othello a tué à l’avance tous ses adversaires.

Cette affection que vous avez bien voulu remarquer, je ne la récuse pas ; elle avait commencé, que je ne connaissais de vous que vos œuvres, et déjà je m’en parais devant mes amis ; aujourd’hui, je m’en cache, j’en serais trop fier. Veuillez ici m’en permettre l’assurance.

A. BRIZEUX.
  1. Ai-je besoin de faire remarquer que la variante « j’aimerai, » introduite à tort par l’abbé Lecigne, change absolument l’intention, et substitue une platitude ou un non-sens à une idée intéressante ? Brizeux veut bien combattre pour l’adaptation du drame shakspearien, mais il serait encore plus heureux de combattre pour une œuvre originale : il semble appeler la Maréchale d’Ancre.