Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/379

La bibliothèque libre.
Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

quelle clairvoyance il discerne ce qui se mêle d’égoïsme et d’orgueil à nos chagrins en apparence les plus désintéressés ! Avec quelle finesse, dans le traité De la Colère, il démêle les causes secrètes de notre irritation, celles que nous ne voulons pas nous avouer, que nous cachons à nos propres yeux sous des sophismes illusoires ! Un observateur aussi avisé, un analyste aussi exercé à scruter l’arrière-fond obscur de nos impressions inconscientes, pouvait aisément transporter cette perspicacité dans la conduite clos affaires : il saurait percer à jour les empressemens hypocrites et les faux-semblans de vertu ; il se tiendrait en garde aussi contre les dehors trompeurs de prospérité ; ni pour recruter ses collaborateurs, ni pour apprécier l’état des choses, il ne se laisserait prendre à ce qui brille, mais irait droit au point faible des individus et des situations.

N’être pas dupe des autres est relativement facile : il est plus malaisé de nôtre pas dupe de soi-même. De toutes les entraves qui peuvent paralyser ou fausser nos mouvemens, la plus redoutable, — parce que c’est celle que nous soupçonnons le moins, — est celle dont nous garrottent nos opinions préconçues. Cet esprit de système, qui gâte les intentions les plus pures et les jugemens les plus sains, est un des défauts qu’on reproche le plus souvent aux philosophes lorsque par hasard ils sortent de leur tour d’ivoire pour se lancer dans la mêlée humaine. Sénèque, heureusement, en était tout à fait exempt. Non seulement, comme on l’a vu, il n’avait pas voulu se consacrer tout entier à la philosophie, mais, dans la philosophie même, il avait refusé de s’assujettir à une formule trop stricte. Son stoïcisme ne l’empêchait pas d’être fort accueillant pour toutes les autres doctrines, jusques et y compris l’épicurisme ; il citait aussi volontiers les maximes d’Epicure que celles de Chrysippe et de Cléanthe, et, comme il le disait spirituellement, « passait souvent dans le camp ennemi, non en transfuge, mais en éclaireur, » non tanquam transfuga, sed tanquam explorator. Il savait au besoin, suivant les circonstances, sacrifier quelques-uns des dogmes de morale qu’on lui avait enseignés ou qu’il avait prêches lui-même. A un fonctionnaire comme Paulinus, trop profondément engagé dans ses préoccupations de métier, il rappelait l’utilité d’une retraite consacrée à la méditation ; mais s’il voyait devant lui un être incertain et languissant comme Serenus, une sorte de neurasthénique, il le