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poussait à l’action pour le guérir. Il professait en général que la douleur est indigne du sage, mais quelquefois il avouait que prétendre l’extirper radicalement était faire preuve d’une dureté inhumaine. La devise de ses lettres ou opuscules de direction morale était qu’il ne fallait pas employer les mêmes moyens avec tout le monde, aliter cum alio agendum. Bien des gens de son époque, dont Quintilien s’est fait l’écho, lui reprochaient précisément cette liberté d’opinions ; nous l’aimons pourtant mieux ainsi, moraliste indépendant et souple, que disciple routinier d’une doctrine fixée ne varietur, et surtout il nous semble qu’une telle disposition d’esprit était pleine d’heureuses promesses pour sa carrière de ministre. Un homme qui déjà en philosophie avait osé s’affranchir de la tyrannie des préceptes tout faits, ne devait pas non plus être en politique le prisonnier d’un programme a priori : il aurait ses idées, certes, mais au lieu de les imposer aux faits avec cette brutalité dédaigneuse qu’ont souvent les doctrinaires, il les appliquerait dans la mesure du possible, les contrôlerait, les modifierait au besoin sous la dictée de l’expérience journalière ; il acquerrait cette « science des temps » dans laquelle Bossuet voit l’essentiel de l’art de gouverner ; il aurait les yeux fixés, non sur des théories abstraites, mais sur la réalité vivante et mouvante.

A voir tant de dons intellectuels, une connaissance si approfondie des hommes et un tact psychologique si rare, une si franche liberté de jugement et une souplesse de méthode si aisée, on se persuade aisément que Sénèque avait tout ce qu’il faut pour bien diriger un Etat, et l’on s’étonne un peu d’entendre dire par M. Waltz qu’il était peu fait « pour le métier de pasteur des peuples et de conducteur du genre humain. » Mais il faut avouer que sa volonté n’était pas au niveau de son esprit : très ardente, souvent très noble, elle n’était pas très ferme ; elle procédait plutôt par élans impétueux, suivis de retours en arrière, que par une action soutenue.

Par ces reviremens déconcertans, il ressemblait un peu à un de ses contemporains et compatriotes, le rhéteur espagnol Porcius Latro, un grand ami de son père, célèbre lui aussi par ses alternatives d’énergie intense et de complète dépression : les théoriciens des « influences de race » pourraient voir là un trait du caractère hispano-latin de cette époque. Il est plus simple, croyons-nous, de noter que Sénèque avait un