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morale qui ne serait que l’application industrielle d’une science positive des mœurs, implique un ensemble de postulats où l’on reconnaît certains élémens essentiels des religions.

S’ensuit-il que l’humanité doive, quelque jour, renoncer à ses croyances morales, de même que, selon plusieurs, elle commence à délaisser ses croyances religieuses ?

Il n’est nullement prouvé que l’humanité se déprenne de la religion. Derrière les mots, il convient de regarder aux choses. Or nous voyons, en ce moment, les sociétés humaines se passionner pour des objets tels que : la réalisation, parmi tous les hommes, des conditions d’une vie libre, humaine et heureuse ; la substitution, parmi les peuples, du droit moral au droit du plus fort ; d’une manière générale, la fusion de la justice et de la bienfaisance, de la loi et de la bonté, de la solidarité et de la liberté, de la science et de l’amour. Ces objets ne s’imposent nullement à l’esprit en vertu de l’expérience toute nue. Ils sont la projection, dans le cadre de notre monde, d’une aspiration vers l’idéal qui, actuellement même, grandit au fond des âmes, et qu’il n’est que juste de rapporter au sentiment religieux. Car il serait vain de croire que l’on comprend et démontre ces objets, parce que l’on répète journellement les phrases qui les désignent. Il ne suffit pas d’accoupler les mots pour percevoir des rapports entre les choses. Rechercher et la science et la bonté, et vouloir leur union, c’est faire un acte de foi, c’est espérer la réalisation d’un idéal transcendant, c’est aimer.

La lutte à outrance entre la morale et la religion n’est donc pas, dans notre société même, la seule solution qui se conçoive du problème de leur relation. Que la morale prenne conscience des postulats qu’elle implique ; que, non contente de classer et systématiser ses principes logiques, elle réfléchisse sur ses fondemens et ses conditions de réalisation ; qu’elle songe à être, et non pas seulement à connaître : et elle aura, à l’égard de la religion, une attitude tout autre que l’hostilité. Sans doute, elle pourra se présenter comme une discipline distincte, et professer ce qu’on appelle la neutralité. Mais cette neutralité, loin de viser, ouvertement ou subrepticement, à faire concevoir la croyance en Dieu comme absurde, maintiendra ouvertes les voies de l’âme par où pénètrent les croyances religieuses. Elle ne sera pas seulement tolérante, comme on l’est envers un esprit que