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l’on juge borné ou égaré, et à qui on accorde quelque délai pour s’élever jusqu’à nous : elle professera un respect sincère pour des croyances au fond desquelles elle reconnaîtra une orientation de l’âme vers la vérité. Et ce respect lui-même sera, doublé de la sympathie que, selon une parole inoubliable, tout ce qui est humain doit éveiller dans le cœur d’un homme.

De son côté, la religion, si elle reste fidèle à ses traditions les plus hautes, consistera essentiellement dans la vie libre, généreuse et féconde de l’esprit, dans l’effort pour promouvoir, par la communion des âmes sous l’action divine, l’avènement du royaume de Dieu, c’est-à-dire l’avènement du règne de la justice et de l’amour, au sein de notre monde. Et les parties visibles et extérieures de la religion, en même temps qu’elles continueront à traduire le divin dans la langue des hommes, seront constamment rapprochées de la partie invisible, et interprétées d’après ce rapprochement même, de peur que la lettre, sous l’influence de la loi naturelle de l’habitude, ne se substitue à l’esprit.

Alors viendra, tôt ou tard, une heure où la morale et la religion, démêlant leur solidarité profonde, s’étonneront de s’être combattues, comme deux personnes qui, après s’être crues ennemies sur de fausses apparences, s’aperçoivent, venant à se mieux connaître, qu’elles étaient d’accord sur les points essentiels. Il est étrange à quel point, nos yeux s’étant dessillés, toutes choses, parfois, nous apparaissent sous un jour nouveau, en sorte que nous ne comprenions plus pourquoi tel objet, telle personne nous inspiraient une répulsion insurmontable. Ce n’est pas seulement dans la fiction, mais encore dans la réalité, que certains drames, gros de catastrophes, se dénouent par une scène de reconnaissance.


EMILE BOUTROUX