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par d’autres traits de ses sentimens ou de sa conduite, et en particulier par l’incapacité que nous découvrons chez lui à satisfaire jamais ces désirs passionnés qui jaillissent de son cœur avec un élan, une intensité, une richesse sensuelle extraordinaires ! Car à peine le jeune homme approche-t-il de la réalisation de l’un de ses rêves, qu’aussitôt ce rêve se décolore et se rapetisse, se dépouille inévitablement de tout le délicieux attrait qu’il avait pour lui. Un jour, par exemple, le distributeur de billets obtient la faveur de monter lui-même dans l’un de ces trains rapides qu’il s’exaspérait de voir défiler sous ses yeux : il se rend à Varsovie, dépense d’emblée le peu d’argent qu’il a apporté en allant se loger dans un grand hôtel, et puis, dès la minute suivante, se sent pénétré d’un mélange si douloureux de déception et d’ennui que de tout son être il n’aspire plus qu’à s’enfuir loin de cette fausse grande ville, afin de pouvoir, du moins, recommencer à rêver librement dans la solitude de son petit bureau. Ou bien c’est une jeune femme qui, par miracle, a réussi à lui plaire lorsqu’il l’a rencontrée chez un camarade : mais que la pauvre enfant, émue de la curiosité sympathique qui lui est apparue dans les yeux de Joseph, abandonne son amant pour venir le rejoindre, sur-le-champ il aperçoit en elle tant d’ignorante sottise et de vulgarité qu’il s’étonne d’avoir pu la juger agréable. La seule femme qu’il aime est une princesse de la Chine ou des Indes, une exquise créature imaginaire dont le visage ne cesse pas de varier au gré de ses lectures ou du simple hasard : sauf parfois pour cette vague image, — comme l’on va voir, — à devenir plus concrète et plus proche, mais avec les conséquences désastreuses qui suivent inévitablement tout effort du jeune « rêveur » polonais à changer ses chimères en réalité.


Un soir de décembre, une tourmente de neige s’est produite qui a interrompu le fonctionnement du télégraphe, et rendu à peu près impossible la marche des trains. Cependant, l’express de Berlin est entré en gare : on espère que, avec l’aide de son chasse-neige, il pourra continuer sa route sans autre dommage qu’un retard de quelques heures.


Joseph se promenait le long du train, et bien que le vent le couvrît de neige et faillît par instans le précipiter contre le marchepied des wagons, il s’obstinait à examiner toutes les fenêtres, avec un pressentiment qu’il essayait de se cacher à soi-même.

— Votre princesse inconnue est là, dans le wagon-salon ! — lui cria, au passage, le conducteur du train.