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Page:Revue des Deux Mondes - 1910 - tome 59.djvu/468

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de se remettre en route. Et Joseph, d’un regard atterré, considéra cette fenêtre fermée aussi longtemps qu’elle n’eut point disparu dans l’obscurité.

— Vrai, il faut avoir du courage pour s’amuser à flirter par un temps pareil ! — lui cria le conducteur, lorsque la dernière voiture du train défila devant lui.


On entend bien que l’histoire ne finit pas là. Bientôt le chef de gare apprend que l’express est bloqué par les neiges, à quelques kilomètres plus loin ; et une équipe d’employés est envoyée à son secours, dont Joseph a obtenu de faire partie. Avec un enthousiasme de plus en plus insensé, le jeune homme s’élance à la conquête de sa bien-aimée. Il la retrouve tranquillement attablée dans la chaude atmosphère du wagon-restaurant, tout occupée à rire des complimens que lui débite un groupe joyeux de jeunes officiers ; et le regard qu’elle lance sur son sauveur, lorsque celui-ci s’est mis en tête d’attirer de force son attention sur lui, ne reflète plus qu’une indifférence hautaine, et mieux vaut ne point parler de la manière dont le pauvre Joseph, en voulant tout ensemble accabler l’infidèle du témoignage de son désespoir et de son mépris, achève définitivement de s’avilir à ses yeux.

Ainsi ce « rêveur » ne parvient pas à trouver dans le rêve la douceur consolante qu’y puisent volontiers d’autres âmes, également incapables de s’intéresser aux médiocres illusions de la « réalité. » Ne pouvant ni se résigner à la seule méditation poétique des jouissances que désire passionnément son cœur, ni non plus essayer activement de les satisfaire, il souffre d’une douleur si constante et profonde que toutes ses folies ne nous empêchent pas de le plaindre, comme un grand enfant que torturerait un mal inguérissable. Sans compter que sous ses folies, — dont quelques-unes ne laisseraient pas de sembler bien étranges à des lecteurs français, — nous découvrons à chaque instant une nature essentiellement loyale et généreuse, plaçant très haut l’idéal moral que, d’ailleurs, elle n’a point le courage d’appliquer dans ses actes, et rachetant jusqu’à ses fautes les plus humiliantes par une certaine attitude noblement dédaigneuse à l’égard de la vie. Mais peut-être aussi l’involontaire sympathie que nous inspire cette figure singulière tient-elle en partie au relief qu’a su lui donner le romancier polonais : unissant avec un art si parfait, dans l’image vivante qu’il nous offre de son héros, les élémens distinctifs de sa race et la part éternelle de son « humanité » qu’il nous contraint à le suivre d’un regard indulgent et presque affectueux dans toutes les péripéties de sa lutte inutile contre la destinée, depuis les visions