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du métier pour juger les tableaux de Deering. Elle les trouvait admirables, mais elle savait que le public était d’un autre avis, ou plutôt qu’il ne s’occupait nullement de l’œuvre de Deering. Lizzie crut deviner que le peintre avait eu son heure de célébrité, connu les récompenses officielles, une mention, une médaille ; mais depuis longtemps déjà, la faveur des critiques s’était détournée, et il restait dans son isolement hautain. Il semblait incroyable à la jeune fille qu’une nature aussi exceptionnellement riche eût dû, comme elle-même, se soumettre aux vulgarités de l’existence, et, comme elle, souffrir la pauvreté, l’obscurité, l’indifférence. Pourtant, elle se rendait compte qu’il en avait été ainsi et que là était le lien merveilleux qui les unissait. Sans leur communauté d’infortune, en effet, comment l’aurait-il discernée dans son obscurité ? Et elle revoyait le premier regard des yeux de Deering, de ces yeux gris, qui auraient semblé moqueurs, s’ils n’avaient été si doux.

Elle se rappelait tous les détails de cette première rencontre. L’inévitable migraine de Mme  Deering l’avait empêchée de recevoir la nouvelle institutrice, et c’est chez Deering que Lizzie avait été introduite. Tout de suite, les questions du peintre avaient révélé l’intérêt qu’il prenait à la petite compatriote condamnée à gagner durement son pain si loin du sol natal. Quelle douceur alors de s’épancher ! Elle lui avait tout confié, la pauvreté de sa condition, l’avortement de ses rêves artistiques, qui l’avait fait échouer à Paris, où elle courait maintenant le cachet. Longtemps après, elle se demandait encore ce qui avait déterminé cette heure d’effusion ; elle s’étonnait d’avoir, elle si timide et si fière, étalé ainsi son âme. Mais à présent, elle ne s’étonnait plus ; elle comprenait tout, depuis que Deering l’avait embrassée ; ne savait-elle pas maintenant que, chez lui, la bonté égalait le génie ?

Telles étaient ses pensées, tandis qu’elle montait la côte sous le frais soleil printanier. Elle songeait aussi à tout ce qui s’était passé dans les mois qui avaient suivi. Cet intervalle lui apparaissait comme une brume dorée d’où émergeaient çà et là les contours d’un brillant îlot. La brume, c’était la sensation omniprésente de l’amour du maître ; les îlots brillans, c’étaient les journées qu’ils avaient passées ensemble. Ils n’avaient plus jamais échangé de baisers dans la maison du peintre : Lizzie était ombrageuse sur le point de l’honneur professionnel ; mais elle