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n’eut jamais besoin de repousser Deering au nom de la délicatesse. Heureusement, celui-ci « comprenait » toujours, là où le manque de compréhension eût risqué d’affaiblir son pouvoir sur la jeune fille.

Les jeudis et les dimanches, cependant, elle se trouvait libre, et elle prit vite l’habitude de lui consacrer chaque semaine ces deux journées. Elle aimait la peinture, s’y entendait, et, jusqu’alors, la visite des musées avait été l’unique tache claire dans la grisaille monotone de sa vie. Elle aimait aussi les poètes, les œuvres d’imagination, d’un goût qui avait eu de trop rares occasions de s’exprimer. Et voici que toutes ses aspirations comprimées et refoulées s’élançaient au jour comme des bourgeons qui éclatent. M. Deering savait exprimer avec une force et une clarté sans égales les pensées qui vagissaient en elle : quand elle causait avec lui, c’est comme si elle s’était envolée dans le ciel, sur des ailes éployées, à des hauteurs vertigineuses, d’où elle découvrait nettement les splendeurs et les merveilles du monde. Elle était un peu mortifiée parfois de constater le petit nombre d’impressions définies qu’elle rapportait de ces sublimes excursions ; mais il n’y avait pas à en douter, c’était parce que auprès de lui son cœur battait trop vite, et que le sourire de Deering faisait à ses paroles comme un long sillage de lumière. Plus tard, lorsqu’elle était calmée, des lambeaux de leurs conversations surgissaient dans sa mémoire avec une précision miraculeuse, chaque syllabe comme ciselée, semblable aux ivoires ou aux cristaux dont il lui faisait admirer dans les musées le fini délicat. Mais jamais Lizzie ne put comprendre pourquoi le souvenir de certaines heures était si brouillé, et de certaines autres si lucides.

Ce jour-là, toutes les images du passé renaissaient avec une vivacité singulière, car il y avait quinze jours qu’elle n’avait vu son ami. Vers le milieu de l’hiver, Mme Deering s’était rendue à Saint-Raphaël, chez une parente, où, un mois plus tard, son mari et sa petite fille l’avaient rejointe. Avant le départ de Deering, Lizzie lui avait dit adieu, par une après-midi pluvieuse. Ils s’étaient retrouvés dans les couloirs humides de l’Aquarium du Trocadéro. Elle ne pouvait songer à le recevoir chez elle, cela eût été contraire au règlement de la pension. L’austérité calviniste de Mme Clopin n’admettait pas que le père d’une élève vînt voir une institutrice, surtout lorsque ce père, comme